Tout questionnement sur la souffrance, sur ses causes, sa raison dʼêtre, sa nature et sa place dans lʼexistence est ardu. Celui qui souffre peut avoir des éléments de réponse, mais de nombreuses raisons lʼen empêchent souvent. Les autres se contentent de prendre acte de sa souffrance. Ils tentent parfois une explication. Mais ce quʼils peuvent faire de mieux est simplement dʼessayer de compatir avec celui qui souffre. Quoi quʼils fassent, il ne peuvent pas habiter un corps souffrant, ni se substituer à une âme en peine, car la souffrance dʼun autre lui reste entièrement propre, comme lʼexprime le psalmiste, en disant : « Ma souffrance est toujours devant moi. »
Je connais des personnes qui ont eu à subir plusieurs épreuves dans leur vie. Certains ont été éprouvés chaque jour, au fil des années, dʼautres seulement de temps à autre. Il y en a qui vivent dans la douleur leur vie durant. Ceux-là souffrent dʼun mal que les médecins qualifient de déficience chronique. Par réalisme, ou par souci de les calmer, les médecins leur disent souvent quʼun tel mal les accompagnera jusquʼau tombeau. (…)
Ces maux sont souvent accompagnés dʼune tristesse latente qui se transforme en une sorte de gémissement intérieur et flirte avec le désespoir. Lʼinquiétude, lʼangoisse et un état de désarroi et de crispation viennent sʼy greffer, ajoutant aux douleurs physiques ces douleurs psychologiques. Ces changements, psychologiques et physiques, sont perçus par les humains comme une dérogation à une norme générale qui serait dʼêtre en bonne santé. Cette norme est certes vraie pour lʼhomme tel que Dieu lʼa voulu lors de la Création et tel quʼil était avant la chute. Mais, aujourdʼhui, nous ne pouvons que constater que tout être raisonnable est vulnérable dans son corps et dans son esprit, et devient sujet, à un moment ou un autre de son existence, à des troubles importants. La norme de la Création ne peut plus être expérimentée, ici et maintenant, que sous sa forme déchue. Elle ne nous sera redonnée quʼau Dernier Jour.
Nous nʼavons donc dʼalternative, sur cette terre, que de vivre dans lʼespérance, tout en confiant à ceux qui nous aiment les blessures de notre âme et aux médecins, celles de notre corps. Il sʼagit de nous convaincre que notre corps, notre cœur et notre esprit sont plus ou moins déchus, et que nous ne pouvons jamais compter sur une parfaite bonne santé. Cela nʼest plus possible ici- bas. Mais, la théologie orthodoxe nous enseigne que le but de lʼascèse et du combat spirituel est précisément dʼatteindre lʼ« hésychia », la quiétude, cʼest-à-dire la libération totale des passions et par conséquent la libération de lʼemprise psychologique de la douleur, même si le corps continue de pâtir de sa décrépitude. Nous appelons « hésychastes » ceux qui sont parvenus à une telle liberté. Dans la mesure où nous nous détachons ainsi de lʼemprise des douleurs, tout en restant rivés à leur force crucifiante, nous revenons vers la norme première de la Création. Comme si nous étions au Paradis dʼavant la chute dʼAdam. Ou, comme si nous étions déjà parvenus au Royaume à venir, dans la présence ineffable du Christ. Il nous est alors donné de goûter à notre salut dans ce monde. Une telle transfiguration ne nous délivre pas des tentations, mais elle est un gage de ce que nous devenons à nouveau habitants du Royaume, chaque fois que nous sortons vainqueurs de ces tentations.
Après la mort, nous atteindrons la paix et la quiétude, car nous nʼaurons plus dʼoccasion de chute et nous jouirons de la miséricorde divine. Par contre, ici-bas, il y aura toujours des personnes qui atteindront la quiétude et dʼautres qui resteront perturbées jusquʼau jour où elles actualiseront lʼamour divin déversé sur elles. En attendant, il leur faut acquérir la grâce de la patience et apprendre à la cultiver, tout en poursuivant les traitements médicaux qui tentent de soulager le corps. Il leur faut aussi sʼattacher à habituer leur esprit à la retenue, afin de ne pas troubler les autres par leurs plaintes. Tout en étant convaincus que la guérison est entre les mains de Dieu seul, nous pouvons nous permettre de nous plaindre seulement devant nos proches, car ils sont les plus à même de partager nos douleurs.
Certes, nous craignons tous la mort. Nombreux sont ceux qui savent même quʼelle est proche. Mais il nʼy a jamais de certitude, car la fin de la vie ne dépend pas de nous. La mort est un mystère que nous ne pouvons percer. (…)
Ceux qui souffrent se demandent souvent : pourquoi moi ? Quʼai-je fait à Dieu pour mériter cela ? Ils vivent la douleur comme un châtiment. Or, ce nʼen est pas un. Dieu ne connaissant ni haine, ni colère, ni agressivité, il ne peut donc nous plonger dans un enfer de souffrances. (…)
Il est permis de dire, à la suite de lʼAncien Testament, que Dieu nous éduque par la souffrance. Mais dire cela nʼinterpelle que celui qui souffre. Il ne faut jamais considérer la souffrance des autres comme un moyen dʼéducation. Cela en ferait une expression de vengeance ou de haine. Il ne nous est pas permis non plus de dire que le péché des uns a été transmis à leurs enfants pour les éduquer. En effet, Ézéchiel réfute ce dire, en sʼexclamant : « Quʼavez-vous à répéter ce proverbe au pays dʼIsraël : Les pères ont mangé des raisins verts et les dents des fils sont agacés… Celui qui a péché, cʼest lui qui mourra » (Ez 18,2 et 4).
Cela signifie-t-il que la mort soit entrée dans la nature humaine à cause du péché ? Paul nʼaffirme-t-il pas que « le salaire du péché, cʼest la mort » ? (Rm 6,23). Les Écritures affirment aussi que tout homme est pécheur, donc appelé à la repentance. Lʼhomme que nous connaissons est lʼhomme dʼaprès la chute première de lʼhumanité, donc sujet à la mort. Il ne nous est pas possible de croire quʼil en a toujours été ainsi, ce qui voudrait dire que Dieu lʼaurait programmé, lors de sa création, en vue de la mort. Cela irait à lʼencontre de ce que nous savons de Dieu. (…)
Les chrétiens nʼont aucune philosophie du mal. Nous nʼy reconnaissons quʼun manque de bien. Nous nʼessayons même pas de lʼexpliquer. Tout ce que nous disons, cʼest que le mal existe et quʼil conduit à la mort. Nous croyons aussi que le Christ est descendu jusquʼaux portes de la mort, y est resté trois jours et a vaincu la mort par la mort. La vie divine qui est en Christ est entrée dans le domaine de la mort et y a introduit la vie éternelle. Notre attitude envers la mort nʼest donc pas de lʼordre de la philosophie, mais de celui du combat spirituel. Si nous devenons les amis du Christ par la repentance, il nous remplit de sa puissance divine et, en nous pardonnant nos péchés, nous fait ressusciter des morts. Nous affirmons quʼalors, il « nʼy aura plus de mort, de peur, de cri et de peine » (Ap 21,4).
Le problème de la souffrance ne sera résolu que lors de cette dernière vision. Comme le Christ a anéanti la mort par sa victoire, il anéantira de même notre mort individuelle, dès aujourdʼhui, et dans la compassion ultime de la Résurrection, au Dernier Jour. Au milieu des douleurs du corps et de lʼâme, il nous faut donc avoir toujours les yeux tournés vers celui qui a vaincu définitivement la mort, et qui poursuit sa victoire en chacun de nous. En nous conviant à demeurer en lui, il veut glorifier notre corps, comme il a lui-même revêtu un corps de gloire.
Métropolite Georges Khodr
Mgr Georges Khodr, né en 1923, évêque émérite du Mont-Liban, est une voix majeure du christianisme au Moyen-Orient. Théologien renommé, engagé dans la vie de son pays, il fut l’un des fondateurs du Mouvement de Jeunesse Orthodoxe (MJO) au Liban.
Source : Texte traduit de l’arabe, publié le 12 avril 2008 dans le journal An Nahar, Beyrouth.
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