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Prière de Jésus et prière du cœur : quelle différence ?

Photo : Aleksander Wasyluk, 2021. Source : OrthPhoto.

Il arrive fréquemment que l’on emploie les expressions prière de Jésus et prière du cœur comme si elles étaient équivalentes. Or, si nous donnons à ces expressions leur pleine signification, si nous les entendons dans toute leur force, elles ne sont pas équivalentes. La prière de Jésus peut être, selon notre degré de maturité spirituelle, soit une prière « active », soit une prière du coeur.

Qu’est-ce, d’abord, que la prière de Jésus ? Certains préfèrent parler de prière à Jésus. Je pense que c’est là se méprendre sur la raison pour laquelle on parle de prière de Jésus. Cette prière n’est pas simplement une prière adressée au Christ. Beaucoup d’autres prières, dans les livres liturgiques ou dans les manuels de prière, sont adressées au Christ. Elles n’en sont pas pour autant la Prière de Jésus.
Le propre de la prière de Jésus, c’est d’être principalement composée du nom de Jésus, qui en est comme la substance. C’est précisément pour cela qu’on l’appelle prière de Jésus. « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi », disent simplement, inlassablement, les moines grecs de la Sainte Montagne.

Le nom de Jésus est comme une icône verbale. Dès lors en effet qu’une icône proprement dite représente la personne du Christ, de la Mère de Dieu ou d’un saint, elle devient comme le relais de leur présence de leur rayonnement et de leur intercession en notre faveur. L’icône, assurément, n’est qu’une planche de bois, elle n’a absolument rien de divin en elle-même ; mais du fait qu’elle représente soit le Christ, soit sa Mère toute sainte, soit tel ou tel saint, nous bénéficions par son intermédiaire soit de l’irradiation spirituelle, de l’énergie du Christ ressuscité, soit de la présence miséricordieuse du saint ou de la sainte qui intercède pour nous d’une façon toute particulière quand nous vénérons leur image. De même, quand nous disons le prière de Jésus, le nom de Jésus que nous prononçons est en quelque sorte une icône du Christ, et à travers ce nom divin, bien qu’il ne soit qu’une parole humaine en sa substance, l’énergie déifiante du Christ ressuscité nous atteint. C’est une sorte de sacrement, de réalité sensible toute pénétrée de la présence agissante du Christ. De là vient la force, le pouvoir de l’invocation de ce Nom très doux de Jésus.

Mais quand cette prière peut-elle être qualifiée de prière du cœur ? Quelques passages de la dix-neuvième Homélie spirituelle de saint Macaire d’Égypte nous aidera à le comprendre :

Qu’il se fasse violence pour prier sans avoir la prière spirituelle. Quand Dieu verra comment il lutte et se fait violence, alors que son cœur ne le veut pas, il lui donnera la vraie prière spirituelle, il lui donnera la vraie charité, la vraie douceur, des entrailles de compassion, la vraie bonté, en un mot il le remplira des dons du Saint-Esprit (§ 3).

Dix-neuvième homélie spirituelle de St Macaire d’Égypte

Tout ceci est très éclairant. Saint Macaire nous enseigne que nous devons d’abord pratiquer les vertus et la prière sans en ressentir aucune envie, courageusement, en nous forçant, seulement parce que la Parole de Dieu nous le demande. Cela ne veut pas dire que la grâce de Dieu est absente ; sans elle, nous ne pourrions rien faire. Mais sa présence ne se fait pas sentir. Nous avons la sensation que tout dépend de notre effort, nous devons ramer pour faire avancer notre barque. Et nous devons reprendre ce labeur, revenir aux mots de notre prière, chaque fois que nous nous apercevons, par un effort d’attention, que notre esprit s’égare dans la distraction.

Telle est la première phase de la prière de Jésus elle-même. On ne peut pas encore parler de prière du cœur. Il faut nous forcer à la dire, en enfermant notre esprit dans les mots, selon l’expression de saint Jean Climaque (L’échelle sainte, 28, 17), c’est-à-dire nous adresser au Seigneur en pensant qu’il est présent et qu’il nous entend et en étant attentif aux paroles que nous lui adressons, mais sans réfléchir sur ces paroles, sans laisser notre pensée se répandre même sur des sujets édifiants.

Saint Macaire, dans la suite du texte cité plus haut, insiste sur le fait que cet effort doit s’étendre à tous les domaines, et non seulement à la prière, qui ne peut être isolée de l’ensemble de la vie spirituelle :

Si quelqu’un, sans avoir la prière, se fait violence seulement pour prier, pour obtenir la grâce de la prière, mais sans se faire violence pour pratiquer la douceur, l’humilité, la charité et les autres préceptes du Seigneur, sans appliquer son souci, son labeur et ses luttes à acquérir ces vertus, dans toute la mesure où cela dépend de sa volonté et de son libre arbitre, il lui sera parfois accordé partiellement, selon sa demande, une prière inspirée par la grâce, dans le repos et la joie de l’Esprit. Mais, quant à son comportement, il reste ce qu’il était auparavant. Il manque de douceur, puisqu’il n’a fait aucun effort pour en acquérir, ni ne s’est préparé à la recevoir. Il manque d’humilité, puisqu’il ne l’a pas demandée et ne s’est pas fait violence pour l’obtenir. Il n’a pas une charité s’étendant à tous, puisqu’il ne s’en est pas soucié et n’a pas lutté pour elle dans le prière, ni en cherchant à la pratiquer. Il manque de foi et de confiance en Dieu ; ne se connaissant pas lui-même, il n’est pas convaincu de son indigence, et il ne s’est pas efforcé, dans la tribulation, de demander au Seigneur une foi ferme envers lui et une confiance véritable.

(op. cit. § 4).

L’ensemble de ces efforts constitue ce que les Pères appellent, depuis Evagre le Pontique, la praxis, la phase active de la vie spirituelle. Lorsque l’homme aura été purifié de ses passions et de ses vices et aura atteint la véritable humilité, et quand Dieu le jugera bon, il lui accordera les dons de son Saint-Esprit ; alors commencera la seconde phase de cette vie spirituelle, la théôria ou phase contemplative. L’homme n’aura plus alors à ramer pour faire avancer son embarcation, mais il devra tendre les voiles, selon une expression encore de saint Jean Climaque (op. cit., 26, 5) pour se laisser mener par le souffle du Saint-Esprit, c’est-à-dire par des lumières intérieures et des instincts divins que cet Esprit suscitera dans sa conscience, lui permettant d’agir avec spontanéité, aisance et joie :

Celui qui veut vraiment plaire à Dieu, obtenir de lui la grâce céleste de l’Esprit, grandir et devenir parfait dans l’Esprit-Saint, doit donc se faire violence pour pratiquer tous les commandements de Dieu et y soumettre son cœur qui ne le veut pas […]. Et ainsi, priant et suppliant le Seigneur, il sera entièrement exaucé, recevra la grâce de goûter Dieu et participera au Saint-Esprit, et ainsi, il fera croître et grandir la grâce qui lui a été donnée et qui trouve son lieu de repos dans son humilité, dans sa charité, dans sa douceur. C’est l’Esprit lui- même qui lui accorde tout cela et qui lui enseigne la vraie prière, la vraie charité, la vraie douceur, pour lesquels il s’est fait violence […]. L’Esprit lui-même en effet priera en nous, de telle sorte que c’est lui qui nous enseignera la vraie prière, que nous ne pouvons avoir maintenant, même en nous faisant violence.

(op. cit., § 7-9).

C’est alors seulement que l’on peut parler de prière du cœur, de prière spirituelle ou d’acquisition du Saint-Esprit. Bien entendu, cette phase de la vie spirituelle comporte des aspects divers, et elle n’exclut pas des moments de délaissement et d’abandon pédagogique de la part du Seigneur. La prière de Jésus y a encore sa place, mais d’autres états de prière peuvent aussi s’y manifester, sous la conduite de l’Esprit.

Pour y accéder, il ne peut pas exister de méthode, car tout dépend de la grâce de Dieu, et de l’humilité de l’homme. Néanmoins, on peut dire que la prière de Jésus, pratiquée dans la phase active de la vie spirituelle, peut y préparer l’âme mieux que d’autres formes de prière. En effet, elle conduit à un certain appauvrissement de l’intelligence discursive, elle n’incite pas l’intellect à des réflexions, à des considérations multiples. C’est une simple supplication de l’âme en face du Christ, qui apporte déjà une grande simplification de l’activité mentale, et qui par là même, achemine l’homme vers la découverte de ces instincts profonds inscrits en lui par l’Esprit-Saint, et qui sont l’essence même de la prière.

P. Placide Deseille (+)

Le Père Placide (+ 2018) fut un moine et théologien français. Il est le fondateur de deux monastères, St-Antoine-le-Grand (Vercors) et Solan (Gard), rattachés à celui de Simonos Petra au Mont Athos. Il publia de nombreux ouvrages sur le monachisme et la spiritualité orthodoxe. Il eut également une œuvre de traducteur et éditeur.

Source : Conférence donnée le jeudi 6 mars 2008 dans la paroisse St Séraphin de Sarov (Paris)

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