J’ai exercé mon métier de médecin généraliste en banlieue parisienne, au sein d’une population pauvre en majorité non chrétienne, souvent de confession musulmane ou loin de toute croyance.
L’accompagnement de patientes et de patients gravement malades faisait partie de mon travail de médecin de famille. Je me suis appuyée sur un réseau de soins palliatifs (soins dont le but est le soulagement des patients en fin de vie, sans le but de les guérir, soulagement des symptômes physiques, de la douleur en particulier, mais également accompagnement psychologique et social). J’avais moi-même assez tôt dans ma vie professionnelle pu bénéficier d’une formation en soins palliatifs qui m’a aidé dans ma pratique.
Les liens peuvent devenir très intenses entre le médecin et les patientes et les patients atteints de maladie graves. Après un diagnostic de cancer par exemple, il est arrivé souvent que les personnes viennent chercher au cabinet médical un lieu d’écoute, alors qu’elles sont choquées, inquiètes, déstabilisées, parce que confrontées à la perspective d’une maladie potentiellement mortelle (même si aujourd’hui beaucoup de cancers guérissent).
Ces liens patients-entourage-médecin ont encore une autre intensité lorsqu’il s’agit d’accompagner une personne en fin de vie.
Il y avait par exemple cet homme d’une cinquantaine d’année. Je le suivais, lui et toute sa famille depuis quelques années quand il a présenté des symptômes en rapport avec l’apparition d’une tumeur cérébrale. Après de longs mois de suivi et de traitement la maladie a pris le dessus. Selon le désir de la famille, il a été accompagné au domicile jusqu’à son décès. Avec le soutien du réseau de soins palliatifs qui intervenait en ville, un traitement adapté à la situation a pu être mis en place.
Je me souviens de cette visite à domicile peu avant le décès, autour du patient déjà inconscient dont le lit était installé au milieu du salon. Sa famille nombreuse, aimante, ainsi que des proches que je ne connaissais pas, l’entouraient. Au pied du lit un ordinateur avait été installé, qui permettait aux membres de sa famille vivant en Tunisie « d’être là aussi », en visio. Sur l’écran était transmise la prière en cours à la Mecque. Il y avait des adultes, des enfants, beaucoup d’émotion, du bruit, des larmes. Tout était étrange pour moi et pourtant, comme des liens s’étaient tissés au cours du long suivi, je faisais complètement partie des proches accompagnant cet homme.
Il allait mourir, et cela restait un vrai combat. La vie serait forte jusqu’au bout, et si mystérieux le moment de la fin, attendu par tous.
D’autres histoires sont parfois beaucoup plus difficiles à appréhender, comme celle où la famille d’une patiente âgée a refusé l’idée d’une prise en charge hospitalière, même en unité de soins palliatifs, tout en ne supportant plus la prise en charge qui se prolongeait de la toute fin de vie au domicile. Il y avait beaucoup de tension, presque de l’agressivité, lorsque j’arrivais en visite. Cette famille-là, je l’ai « perdue » : elle a fait appel à un confrère « qui a fait le nécessaire » selon les dires de cette famille. Je n’ai jamais su exactement ce qui s’est passé.
Dans le premier cas, à aucun moment il n’a pas été question d’aide à mourir. Cela aurait pu se présenter, mais le respect du moment venu était une évidence, soutenue par une pratique religieuse. Dans le second cas, la famille vivait de façon insupportable l’attente de la mort inéluctable, chez une personne inconsciente âgée et malade, « à qui l’on avait promis de ne pas la laisser souffrir ». Deux situations qui paraissaient extrêmes mais qui posaient les mêmes vraies questions.
Comment appréhender la fin de vie ? Comment être, en tant que soignant, dans ce moment de « crise de vie » majeure, alors que la personne chemine comme elle peut vers l’inconnu définitif ? Comment être avec l’entourage ? Chaque itinéraire est si singulier.
La possibilité de faire une formation en soins palliatifs m’avait donné des outils et m’avait permis de reconnaître ma souffrance de soignante qui ne pouvait plus être celle qui guérit, mais pouvait être celle qui accompagnait.
Il s’agissait d’assurer une présence comme je pouvais, de me mettre à l’écoute sans tabou sur les demandes, d’évaluer avec le ou la patiente et l’entourage quelles étaient les conditions dans lesquelles pouvaient être accompagnées la personne : au domicile ? en hospitalisation ? Cela a été l’occasion de longs entretiens, de relations privilégiées. Mais la maladie évoluée, puis le passage de la vie à la mort, restait souvent un passage éprouvant, de lutte et de peur, bien plus qu’une étape empreinte de sérénité.
Les demandes claires d’euthanasie actives ont été très rares. Le désir de vivre, même malade, et de reculer autant que possible le moment de mourir, a été bien plus fréquent.
En France aujourd’hui l’aide à mourir est illégale. Dans le quartier pauvre où j’exerçais, l’aide à mourir à l’étranger était un luxe non envisageable. Les demandes exprimées étaient plutôt un appel à la relation, à l’écoute, dans des moments de découragement ou de peur.
Le sujet du respect du choix des personnes sur la façon de vivre la maladie grave, le grand âge, l’approche de la mort, restait entier. A ma place de soignante, il ne s’agissait pas de défendre une position de principe mais plutôt de m’adapter, dans les limites de la loi. Dans le cadre des soins palliatifs, la loi a évolué, autorisant en toute fin de vie une sédation profonde et continue jusqu’au décès (soin consistant à endormir profondément une personne pour soulager ou prévenir une souffrance réfractaire). Cette sédation peut être plus ou moins profonde et permettre aux personnes de rester en relation jusqu’à la fin.
Que conclure de ces expériences qu’il m’a été donné de vivre dans mon parcours médical ? Des soins palliatifs bien menés, par des personnes formées, peuvent permettre un accompagnement de la fin de la vie dans des conditions mieux acceptées et sont une aide au vécu de cet inéluctable, pour la personne concernée comme pour l’entourage. Sans empêcher l’émergence d’authentiques demandes d’aide à mourir, de bons soins palliatifs peuvent faire évoluer les positions des personnes concernées.
Nathalie Rehbinder
Nathalie Rehbinder est médecin généraliste retraitée, femme de prêtre, mère de quatre enfants et plusieurs fois grand-mère.
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