« Ceci n’est pas une pipe », tel est le texte du tableau du peintre surréaliste René Magritte, La trahison des images. L’image n’est pas (dans son essence) ce qu’elle représente ; l’image est constituée dans le monde matériel de ce qu’une analyse chimique de la peinture peut montrer : un amas de molécules avec des couleurs diverses, qui sont arrangées avec une certaine harmonie. Cette harmonie représente l’objet, elle n’est pas l’objet.
Mais l’acte de représenter ne serait-il pas plus qu’une simple négation (« ceci n’est pas …»), ou une forme de trahison ou déformation de ce qui est vrai?
En d’autres mots, l’image n’a-t-elle pas une « âme » ? C’est-à-dire, un côté invisible, qui ferait que l’image n’ « est » pas, non plus, un amas de molécules (certes, ordonnées), mais utilise les molécules pour envoyer notre esprit ailleurs, nous faire entrer en communication avec des aspects non contenus physiquement dans les molécules. Plus concrètement, on ne pourrait pas remplir de tabac, fumer, ou bien casser la pipe du tableau de Magritte, mais ce tableau peut créer en nous l’image mentale d’une vraie pipe qui a un lien invisible avec les vrais objets appelés ainsi.
Pour les chrétiens, surtout dans la tradition orthodoxe, l’image fait partie du langage de la foi et même des déclarations non-verbales de la foi en Dieu incarné. Le septième concile a été la continuation logique des autres conciles qui se sont réunis pour éviter les hérésies liées au mystère de l’Incarnation : on peut représenter le Fils de Dieu incarné par une image parce que, invisible par nature, Il s’est rendu visible dans la chair. L’icône, nous enseigne-t-on, est différente d’une idole en ce qu’elle ne prétend pas être la personne représentée, contenir son essence, mais nous mettre en communion avec la personne représentée. Mais cette communion présuppose une continuité réelle quoique invisible entre l’image matérielle et la personne représentée. En la regardant, notre esprit peut faire un saut vers la personne et entrer en contact avec elle. Dans la tradition orthodoxe, notre esprit est aidé par certaines conventions, comme les couleurs, l’or, les proportions, le visage tourné vers celui qui regarde, la grandeur des yeux.
Mais ces conventions, cette grammaire de l’image ne suffisent pas pour qu’elle nous parle.
La profondeur ou, pourrions nous dire, la hauteur de l’image et l’accès à l’âme dépend aussi de ce qui est, finalement, inexprimable, de la relation de l’artiste avec ce qu’il tente de représenter. On peut appeler cela « beauté », par exemple, même si c’est un terme difficile à définir. C’est dans ce sens qu’on peut dire que « la beauté sauvera le monde » : la beauté en tant que communion mystérieuse de ce qui est visible avec ce qui est invisible.
Mais si on appelle l’image un langage, on devrait aussi faire le lien entre les images visuelles et les images verbales. Les évangiles par exemple parlent en images. Et ces images montrent Dieu, mais ne le contiennent pas. Cela est vrai dans le cas des paraboles, mais aussi, dans une certaine mesure, quand elles racontent des événements historiques. Certes, les apôtres ont mis par écrit ce qu’ils avaient vu et entendu (1 Jn 1,3), mais ils laissent aussi entendre que « Ceci n’est pas Jésus-Christ», c’est-à-dire que les paroles n’enferment pas, ne contiennent pas le Fils de Dieu incarné. Jean, à la fin de son évangile, écrit :
« Il y a encore beaucoup d’autres choses que Jésus a faites ; et s’il fallait écrire chacune d’elles, je pense que le monde entier ne suffirait pas pour contenir les livres que l’on écrirait. »
Jn 21,25
Il y a ici plus qu’une hyperbole. Jean exprime ainsi l’ineffabilité de Dieu y compris dans son Incarnation. Notre monde, nos images et notre langage, ne suffissent pas pour exprimer ce mystère.
Mais ils le font, pourtant ! Cela devient possible seulement dans la mesure où ces images et ce langage réalisent dans notre esprit une sorte d’ouverture vers l’invisible et l’indicible, et l’on reste conscient du fait qu’elles ne sont pas ce qu’elles racontent.
Un autre tableau de Magritte, La clairvoyance, peut être utilisé comme support pour éclairer cette interprétation. Un peintre peint, d’après le modèle d’un œuf, un oiseau. Les images (visuelles ou verbales) devraient également dévoiler un sens caché, le sens du Royaume, qui est « à venir » mais aussi « au dedans (ou au milieu) » de nous (Lc 17,21). De même, l’image devrait pouvoir élever notre entendement du visible vers l’invisible.
Voilà quelques pensées qui peuvent aider à entrevoir le sens de la tradition de l’image.
Alexandra de Moffarts
Docteur en linguistique, Alexandra de Moffarts est enseignante de religion dans les écoles, en Belgique, ainsi qu’à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Jean (Bruxelles).
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