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L’hexapsalme (1) : perspective historique

Avant de vous parler de l’hexapsalme, j’aimerais vous situer le contexte. En dehors de quelques brèves indications que l’on trouve dans les Actes des Apôtres et les Épîtres, nous ne savons pas comment priaient les premiers chrétiens. On peut supposer qu’ils ont repris des éléments de la prière juive et, en particulier, l’usage des psaumes qui constituaient également la prière de Jésus. Par la suite, dans la Didachè, chez Justin, Hippolyte et autres, nous avons quelques textes succincts concernant l’Eucharistie, certains sacrements comme le baptême ou l’ordination. C’est avec le monachisme que se développent des règles de prière. De plus, nous avons un témoignage très important d’Égérie, une pèlerine venue d’Aquitaine, qui a séjourné au Mont Sinaï, puis à Jérusalem et dans ses environs, vers la fin du 4e siècle. Elle nous décrit la célébration de certaines fêtes et, tout particulièrement de la Semaine Sainte et de Pâques. Ce qu’elle décrit est un autre type de célébrations que celui des monastères. On l’appelle rite cathédral, et c’est également le rite utilisé dans les paroisses. En plus de ces deux types de célébrations, il faut noter des évolutions indépendantes en Égypte, à Jérusalem, à Antioche, à Rome, à Alexandrie et à Constantinople. D’évolution en évolution le rite monastique et le rite cathédral se sont croisés et des éléments ont été empruntés à l’une ou à l’autre tradition locale.

Ceci a donné lieu pour l’Orient à une synthèse qui s’est fixée au 14e siècle et qui est qualifiée par les spécialistes de rite byzantin. C’est ce rite, contenu dans un ouvrage que l’on nomme Typikon [coutumier, règle] de Saint-Sabas qui est en usage dans l’Église orthodoxe.

Les orthodoxes ont la réputation d’avoir des offices longs. « Trop longs » disent certains, même parmi les orthodoxes. Mais les Pères affirment qu’il faut du temps pour parvenir au recueillement et à la prière ; qu’il est important que le temps de l’église soit différent du temps souvent heurté de la vie quotidienne. Ainsi nous avons conservé, même dans les paroisses, des offices du soir qui précèdent la Liturgie eucharistique du dimanche. Certes, tous les fidèles ne participent pas à ces offices, mais si l’Église les appelle à se rassembler le plus fréquemment possible pour prier, c’est qu’elle se fonde sur la certitude que notre vie sur terre n’est que l’étape préparatoire à la vie plénière que nous aurons auprès du Père dans le Royaume. C’est là qu’est notre véritable patrie, sur la terre nous sommes des pèlerins. Qui plus est, le Royaume est déjà « venu vers nous » (Mt 12,28) en la personne du Christ. Et cette présence s’actualise dans la célébration liturgique et la prière en général.

La place des psaumes dans les offices

Venons-en maintenant à l’utilisation des psaumes dans les offices journaliers. Cassien (ou Jean Cassien, au 4e siècle) dans ses Institutions explique aux moines gaulois que l’usage monastique d’Orient n’est pas uniforme. En Égypte les uns chantent chaque nuit vingt psaumes, d’autres trente. Certains, par zèle, voulaient chanter jusqu’à cinquante ou soixante psaumes et au-delà. « Tant et si bien que le débat durait encore lorsqu’arriva l’heure de la solennité du soir. Ils se disposèrent à célébrer les oraisons accoutumées. Aussitôt, quelqu’un parut debout au milieu d’eux, pour chanter les psaumes du Seigneur. Tous les autres demeuraient assis, comme c’est la coutume en Égypte jusqu’à ce jour, et leur cœur suivait avec une attention recueillie les paroles du chantre. Celui-ci récita d’abord d’un mouvement égal et sans interruption entre les versets, onze psaumes séparés par autant d’oraisons, puis un douzième, avec le répons de l’Alleluia. Là-dessus, il disparut soudain à tous les regards, mettant fin du même coup au débat et à la cérémonie. » Cette loi, dit Cassien, mystérieusement apportée, est appelée la « règle de l’ange ». Elle introduisit la coutume de ne plus réciter que douze psaumes, tant à la prière du soir qu’à celle de la nuit. 

Mais l’histoire allait connaître une autre évolution. De douze psaumes on va passer dans certains offices à six, et pour les offices intermédiaires (les petites heures) à trois.

Au début de l’office des matines (orthros, en grec = office de l’aurore) on va garder six psaumes en deux groupes de trois : les psaumes 3, 37, 62, puis 87, 102, 142. C’est ce qui va constituer l’hexapsalme.

À noter qu’à partir du psaume 10 il y a un décalage entre le comput actuel des psaumes qui se rapporte à la numérotation hébraïque et le comput de l’Église ancienne, tel qu’il figure dans la Vulgate et dans la Bible des Septante (LXX) en usage dans l’Église orthodoxe. Donc, si vous regardez dans votre psautier, il faut ajouter une unité à chacun des psaumes à partir du 37e. Mais à la fin nous revenons à une numérotation commune au Ps 148 : le Ps 147 hébreux correspondant aux psaumes 146 et 147 de la Septante.

Origine de l’hexapsalme

Comment, quand et où s’est constituée la série de l’hexapsalme, nous l’ignorons. Nous avons toutefois quelques éléments qui permettent de nous repérer. Le premier de ces éléments relève d’une hypothèse qui date du siècle dernier : il est probable que le début des matines est un déplacement d’un ancien office de minuit (nocturne). D’une part, la lecture des psaumes est précédée de deux versets très anciens, qui se trouvaient au début de l’office de minuit. Dans un Typikon de Constantinople du 10e siècle, les ps 3 et 62 font partie de l’office de minuit. Et l’analyse de ces deux psaumes comporte une allusion à l’interruption du sommeil, ce qui correspond au temps de l’office de minuit. D’autre part, nous savons que saint Basile le Grand et saint Jean Chrysostome citent le psaume 62 comme psaume du matin. Remarquez que nous ne nous trouvons plus dans un office monastique, mais dans un office cathédral qui ne comporte pas d’office de minuit. Selon le liturgiste Anton Baumstark les psaumes 3 et 62 sont présents dans les matines monastiques de saint Benoît et les matines mozarabes. De plus on trouve chez les arméniens le psaume 3 suivi de la seconde triade de l’hexapsalme actuel (87, 102 et 142). Or il faut savoir que l’Arménie est le premier pays chrétien (dès le 3e siècle) et que des manuscrits arméniens attestent de la liturgie antique de Jérusalem. Le Ps 37 a donc été rajouté postérieurement, avec le psaume 62 déjà présent dans les matines du rite cathédral, pour former la première triade. 

Dans la Narration de Jean et Sophrone, deux moines pèlerins qui visitent le monastère du mont Sinaï au 7e siècle, il est fait mention de l’hexapsalme, sans que soient précisés les psaumes qu’il contient. On trouve également les six psaumes, à l’identique de l’hexapsalme des matines byzantines, dans un manuscrit du Livre des Heures géorgien, datant du 10e siècle, mais dont la source serait l’office du 7e siècle, voire antérieure. Cette lecture des six psaumes se faisait à la sixième heure de la nuit de l’office nocturne géorgien.

On peut donc affirmer que ce groupe existait tel quel dès le 7e siècle et qu’il a dû être adopté plus tard par la liturgie de Constantinople.

Nous avons là un exemple de l’évolution de la liturgie au cours des siècles. Si elle a semblé se figer avec la chute de Constantinople, elle n’en est pas moins en continuelle évolution encore aujourd’hui, mais une évolution qui se fait sans rupture brutale.

À suivre…

Élie Korotkoff

Élie Korotkoff, laïc orthodoxe, spécialiste des questions liturgiques, est responsable de la Commission des traductions liturgiques de la Fraternité orthodoxe en Europe occidentale.

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