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Saint Sofian d’Antim

Crédit icône et photo : Elena Murariu

Il semblait directement échappé d’une des icônes qu’il aimait tant peindre. 

Le père Sofian fut mon premier confesseur. C’était dans les années 1970, à l’époque de mon adolescence et de mes interrogations, de mes révoltes et de mes emphases. J’ai appris plus tard qu’il était déjà une sorte de célébrité, qu’on l’appelait aussi l’apôtre de Bucarest… Mais pour moi c’était tout simplement mon starets, mon père Zossima. 

Je savais que le père Sofian était passé par la prison communiste. Six ans de bagne, de 1958 à 1964. Six ans dont il parlait comme d’une bénédiction ! « J’ai aimé la prison. Là-bas c’était pas mal. Bien mieux qu’ici, avec ladite liberté. Là-bas rien ne te distrayait de la prière et de Dieu. Alors qu’ici…tant de problèmes ».  

J’habitais très loin du monastère Antim où il était hiéromoine et starets. Pour le voir c’était compliqué, surtout en hiver, pendant les grandes neiges, car il me fallait traverser tout Bucarest avec des moyens de transport aléatoires et précaires. Comme il était tout le temps sollicité, je lui demandais quand c’était le meilleur moment pour le voir. Il me répondait très simplement : « Viens quand tu veux Michel, moi je suis toujours là ». Je ne me rendais pas compte à quel point j’étais en fait un privilégié. Lorsque j’allais me confesser pendant le carême de Pâques, j’arrivais dans l’église, après mes cours, vers sept heures du soir. Il se tenait dans la pénombre éclairée seulement par des cierges, sur une petite chaise, au milieu de l’église et c’était comme s’il avait été là depuis toujours, ou tout au moins depuis Pâques dernier, au-devant d’une longue file de fidèles qui attendaient leur tour, debout et silencieux.  Il fallait avoir connu le Bucarest de ce temps là pour imaginer cette scène : la plupart des « pénitents » étaient des gens simples, écrasés par la grisaille d’une vie difficile et terne, mais qui, dès qu’ils s’approchaient du père Sofian semblaient soudainement illuminés par une indicible joie. L’attente était très longue, parfois de quelques heures et je me souviens être rentré chez moi, plus d’une fois, au petit matin. Lorsque mon tour arrivait, il me recevait avec un sourire inoubliable en me demandant simplement : « Comment ça va, Mchel ? Tu n’as pas attendu trop longtemps ? Au moins, j’espère tu n’as pas d’examen demain… ».

Les dimanches après la sainte Liturgie, il était toujours suivi par une foule compacte qui lui demandait sa bénédiction. Il trouvait un mot pour chacun : aussi mettait-il une bonne heure pour faire les quelques pas qui séparaient l’église de sa cellule. 

On disait du père Sofian qu’il restaurait à la fois des icônes et des âmes. En ce qui me concerne, c’est vrai : c’est lui qui m’a appris La prière du cœur.

Lorsque j’ai décidé de m’enfuir et de quitter la Roumanie communiste, j’ai longtemps hésité.  Fallait-il le lui dire et demander sa bénédiction ? Finalement, j’ai décidé de ne rien faire, craignant que cela aurait pu le rendre complice de ce qui était considéré à cette époque comme un crime de trahison. Vu son passé de détenu politique et le sachant sous la surveillance constante de la police, j’ai pris sur moi de quitter la Roumanie sans sa bénédiction. J’ai cependant demandé à mon père, d’aller le voir, et de lui expliquer mon geste – c’est ce qu’il fît, quelques temps après mon départ. Le père Sofian l’interrompît très vite avec un air entendu : « Michel est devenu parisien ! Je vais prier pour lui… »  Et par la suite, chaque fois qu’il rencontrait mon père, il lui demandait : « Comment va mon petit parisien ? »

Je ne l’ai plus jamais revu en dehors de mes rêves où il me rend visite de temps à autre, pas assez souvent. 

Mon starets a quitté ce monde le 14 septembre 2002, pendant qu’il célébrait la Liturgie et donc, ce jour-là, on pria deux fois pour lui : au début de l’office avec les vivants et à la fin avec les morts. 

Michel Simion

Michel Simion est un essayiste, traducteur de textes théologiques et professeur d’histoire moderne et contemporaine. Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris (1983) et de l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge (2016), il a traduit et a fait connaitre en France les homélies de Nicolae Steinhardt aux éditions Apostolia.  

Ce texte a été écrit et publié en 2021. Le père Sofian Boghiu a été canonisé par le Synode de l’Église orthodoxe de Roumanie le 12 juillet 2024. Il est désormais saint Sofian d’Antim, vénéré le 16 septembre

Source : Extrait du livre Notes en mode mineur, éd. MS Bretagne, 2021.

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