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De Staline à l’IA, retoucher sa vie

Photo : capture d'écran PDV

Il y a quelques années de cela, lançant une vidéo YouTube quelconque, j’avais eu, en guise de « pré-roll » (brève publicité imposée en préambule de la vidéo), un mini film qui m’avait marqué.

On y voyait d’abord une photo : un homme et une femme, de dos, sautant joyeusement dans une vaste piscine bleue. La caméra dézoomait lentement de cette scène de bonheur pur. Soudain, un stylet passait sur la silhouette de l’homme, la couvrant d’un voile jaune transparent, comme on surligne un texte d’un coup de Stabilo. Un ordinateur réfléchissait alors, pendant les quelques secondes que durait l’opération intitulée « réparation », et paf ! la photo était « réparée » : plus de silhouette d’homme.

Seuls restaient la femme, et le fond bleu infini de cette piscine invitante.

Le recul de caméra continuant, on découvrait alors plusieurs choses : 1. La photo venait d’être retouchée sur une tablette Apple Ipad. 2. Cette tablette reposait sur les genoux d’une femme (la femme de la photo) et 3. Cette femme était lovée contre… un chien. Le slogan apparaissait enfin :

« Vos souvenirs. En mieux. »

Il fallait bien entendu comprendre qu’il y avait eu un amour entre l’homme et la femme, et puis une rupture. L’homme « appartenait désormais au passé » de la femme, comme on dit parfois, mais c’était encore trop, manifestement : Apple proposait tout simplement à cette femme un outil pour « réparer » le passé, en y effaçant l’homme. Et ce slogan : « Vos souvenirs. En mieux. » L’homme effacé, c’était mieux.

J’étais à ce point glacé de tant de cynisme, de tant de déshumanisation, qu’à l’époque, j’avais pris quelques captures d’écran de la publicité. Pour que ce souvenir-là ne soit pas effacé, lui.

Aussi innovant que puisse paraître le processus, Apple n’invente rien. En 1939, Nikolaï Iejov, jusqu’alors chef suprême de la police politique de l’URSS, perd la confiance de Staline : c’est la disgrâce. Accusé de trahison, il est arrêté, torturé et tué. Joseph Staline fait alors retoucher les photographies officielles (argentiques, à l’époque) pour en retirer l’importun. Son but : effacer Nikolaï Iejov de l’histoire. Iejov ne sera pas un cas isolé, Joseph Staline utilisera massivement la retouche photo comme arme de propagande.

Ces techniques de réécriture de l’histoire via une altération des images prennent une nouvelle dimension avec l’essor récent de l’ « Intelligence Artificielle ». Aujourd’hui, n’importe quel logiciel de retouche photo intègre nativement l’IA et peut faire disparaître, en quelques clics, tel ou tel élément « gênant » de la photographie. Et, quelques années après Apple – qui a toujours un train d’avance, même dans l’abjection – d’autres firmes identifient à leur tour comme premier élément gênant potentiel… l’homme.

Ces temps-ci, Facebook propose, sur mon « mur », une publicité pour le logiciel Adobe Photoshop. Elle suggère de retirer les « indésirables » d’une photographie, en l’occurrence des personnes. Ces personnes gâchent-elles le sentiment de solitude – et donc de plénitude (sentir ici l’ironie qui est la mienne) – du sujet ?

Screenshot

De toute évidence, l’un des objectifs de cette « amélioration » immédiate proposée par Photoshop, c’est de conforter le sujet de la photo dans un « Ne regardez pas les autres : regardez-moi. » La course au narcissisme des réseaux sociaux couplée au progrès technique transforme chaque utilisateur d’un appareil électronique en effaceur potentiel. Je ne juge pas l’acte de retoucher des photos, il peut être tout à fait légitime ! Travaillant en communication, j’ai déjà moi-même eu à retirer, grâce à un travail patient et minutieux sur un logiciel « avant IA », un élément d’une photo : en l’occurrence, l’importun était… une poubelle. Retirer une personne, le cas ne s’est jamais présenté. Je crois que j’y rencontrerais quelque dilemme éthique. Quant à faire la publicité de ce geste, quant au cynisme de sociétés qui ne craignent pas de déclarer publiquement qu’un homme (ou une femme – mais ça ne sera jamais une femme dans la publicité, bien trop risqué en terme d’image féministe, ma bonne dame !) est l’élément « indésirable » d’une photo, donc d’une histoire, cela me semble révoltant.

À la réflexion, manipuler des personnes sur une photo m’est déjà arrivé, en fait. Un anniversaire notable – les 70 ans de ma belle-mère – avait occasionné un joyeux rassemblement. On avait alors pris une photo de famille. Qui ne l’aurait fait, en d’analogues circonstances ? Tout le monde figurait sur ce souvenir : mes beaux-parents, tous mes beaux-frères et belles-sœurs, tous les enfants. Tout le monde, sauf une personne… ma belle-sœur, qui tenait l’appareil photo ! Ni une, ni deux, nous l’avons réintégrée par la suite, numériquement. Je ne sais plus si c’est moi qui, sachant le faire, ai procédé à l’opération, ou ma belle-mère elle-même – qu’importe, ça reste en famille. Cette manipulation de l’image me semble aujourd’hui relever d’une opération de vérité (ma belle-sœur était bel et bien présente ce jour-là, à quelques mètres du groupe photographié) et d’une opération de communion : pour la postérité, loin de séparer les personnes, de les atomiser, de les isoler sur des photos comme en autant d’îles désertes, nous les avions mises ensemble.

« Ensemble », ce mot qui devrait guider nos actions, nos regards, et nos usages, y compris ceux de la technologie galopante.

Paul de Vulpillières

Ingénieur de formation passé par la production audiovisuelle, Paul de Vulpillières est auteur et scénariste de bande-dessinées. Il est notamment l’auteur de L’aventure domestique et Aux confins intérieurs, et le scénariste de Carlo Acutis, En route vers le ciel (éd. Emmanuel).

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