L’ange accompagne la question d’un regard terrible, sous ses sourcils ébouriffés comme la pointe de ses ailes. On bégaie un « oui » pas très ferme, ajoutant ce mensonge à la longue liste de nos manquements. Nous viennent pourtant à l’esprit ces soirées paressées devant l’ordinateur, à avaler des épisodes de séries plutôt que de courir hôpitaux et prisons. L’ange ébouriffé n’est pas dupe et l’on sent que ce guichet préliminaire à la comparution devant le Juste Juge pourrait bien nous précipiter illico dans les ténèbres et les grincements de dents.
Le récit du Jugement dernier (Mt 25, 31-46) se prête à une imagerie médiévale binaire, dans laquelle les douces brebis sont récompensés d’une félicité éternelle tandis que les vilains boucs vont enfin payer le prix de leurs méfaits. Le chemin semble clair pour siéger à la dextre du Fils de l’homme, il suffit de cocher les cases d’un stylo laborieux : nourrir les affamés, visiter les prisonniers, accueillir les étrangers… Mais cette compréhension administrative du salut risque de manquer sa cible, autrement dit de pécher – selon le sens premier de ce verbe.
Faire le bien dans l’espoir de remporter une récompense ou par crainte du châtiment, n’est-ce pas là l’inverse de ce que nous enseigne le Christ par son exemple même ? D’ailleurs les douces brebis ne sont pas dupes : « Seigneur, quand T’avons-nous vu assoiffé ou malade… ? ». Cette interrogation peut se comprendre de plusieurs manières : certes cela signifie que les brebis n’ont pas conscience d’avoir croisé Jésus lorsqu’elles se sont portées au secours de telle personne dans le besoin, mais la question pourrait aussi sous-entendre autre chose : tiennent-elles même ce geste pour un « acte charitable » ? Partager la détresse qui nous fait face n’est pas de l’ordre de la charité mais de la brûlure du cœur. « Notre frère est notre propre vie », rappelle saint Silouane l’Athonite. Une brûlure qui a poussé le Tout-Puissant Lui-même à se faire homme et à s’offrir en sacrifice. Non pas que Jésus voulait nous montrer ce que signifie être « un type bien », mais parce que la blessure d’amour ouverte par l’éloignement de sa créature ne pouvait être guérie qu’à ce prix extrême. Donnant sa vie pour la nôtre, le Christ révèle que nous sommes faits de la même étoffe, traversés d’un fil de trame commun qui nous relie tous à notre Créateur en même temps qu’à nos semblables.
Sainte Marie de Paris (1881-1945) exprime cette solidarité consumante à travers le personnage d’Anna, dans sa pièce-mystère éponyme : la jeune novice en vient par amour à vouloir prendre la place d’un damné pour le salut de celui-ci. Il n’est plus question de bonnes actions rétributives. À notre petite échelle, nous le sentons bien lorsque, par exemple, nous accompagnons un proche malade : est-ce que je me dis un instant que je suis en train de « pratiquer la charité », alors que mon ami, mon frère, mon enfant est en proie à la souffrance ?
Il est pourtant l’une des cases du formulaire Mt 25, 31-46 qu’il semble plus difficile d’honorer spontanément : il s’agit de l’accueil de l’étranger. Par définition celui-là nous est autre, différent. On s’agacerait presque de le voir venir frapper à la porte de notre cœur compatissant ; n’aurait-il pas mieux valu pour lui rester vaille que vaille dans son pays plutôt que de venir surpeupler le trottoir de nos villes ? Comment, soudain, lui concéder une place dans notre vie et faire de ce lointain un proche ?
Les possibilités de changer notre regard ne manquent pas. Des associations comme Montgolfière ou la Cimade se proposent d’accompagner les migrants dans leurs démarches administratives innombrables. Et si le temps en journée nous fait défaut, reste la nuit. Alors que le 115 qui centralise l’accès aux hébergements d’urgence est en permanence saturé, l’hébergement solidaire constitue l’ultime recours des migrants pour échapper au bitume. Utopia56 ou encore Un toit pour toi s’emploient à faire coïncider le besoin des personnes sans logement avec l’offre de quelques particuliers – toujours trop peu – fût-ce pour un soir.
Accueillir chez soi n’est pas facile, croit-on. On craint pour sa sécurité, pour ses habitudes qui risquent de s’en trouver bousculées. Mais ne nous leurrons pas : le plus dur n’est pas d’ouvrir sa porte à cette maman camerounaise et ses trois jeunes enfants – plus un quatrième en fabrication dans le ventre – qui laisseront derrière eux un ordre exemplaire. Le plus dur n’est pas de leur trouver une place quelque part dans la maison, avec suffisamment de couvertures pour combattre le froid qui colle aux os, ni de répondre au désir de jeu des petits qui s’émerveillent d’un feutre sans bouchon. Pas davantage de combler leur appétit d’oiseau, qui se satisfait d’une bouchée de biscuit.
Le plus dur sera, au moment de les raccompagner à l’arrêt de bus après une nuit réparatrice – avec leur modeste équipage de poussette, de camion de pompier miniature, de sacs de victuailles, qui composent l’inventaire de leurs possessions terrestres – d’entendre l’un des enfants demander d’une voix grelottante : « Maman, et ce soir alors ? Où est-ce qu’on va dormir ? ».
Olga Lossky-Laham
Olga Lossky-Laham est romancière et doctorante en théologie, mère de 3 enfants. Elle est engagée dans une réflexion sur l’actualisation de la tradition orthodoxe et la transmission de la foi. Elle est également membre fondatrice de l’équipe éditoriale des Chroniques du Sycomore.
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