Nous poursuivons avec cet article notre nouvelle série de publications consacrées au Symbole de Foi. Nous vous proposons dans ce troisième ensemble des commentaires sur le Credo en deux parties. Le premier a été rédigé par Vladimir Lossky peu avant sa mort en 1958, complété par l’archimandrite Pierre L’Huillier et publié dans la revue Contacts, N° 38-39 en 1962. La seconde partie a été écrite par la père André Borelly, et publiée dans des livrets catéchétiques destinés à ses paroissiens de Marseille. Pour ce second commentaire, nous avons conservé les propositions de traduction du Symbole chères au père André.
Vladimir Lossky et Père Pierre l’Huillier
Et en un seul Seigneur Jésus Christ, Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles, Lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu, engendré, non créé, consubstantiel au Père, par qui tout a été fait.
Il y a une évidente disparité dans le Symbole entre l’unique article se rapportant à la première Personne de la Sainte Trinité et les six articles concernant la deuxième Personne. Cela est facilement compréhensible : la croyance en un Dieu tout-puissant, créateur de l’univers, était commune au judaïsme et au christianisme. Il en va tout autrement en ce qui concerne la personne et l’œuvre de Notre Seigneur Jésus-Christ.
Initialement, la relation de Dieu le Père avec le Fils pose la question du monothéisme : le Nouveau Testament affirme expressément la divinité du Christ (Jean, 1, 1) sans renoncer au monothéisme strict : le Père et le Fils sont Un ; le Seigneur lui-même le proclame (Jean 17), mais la manière de comprendre cette unité, ou plutôt l’approche humaine de cette vérité a été l’objet d’âpres controverses. Deux fausses solutions ont été apportées : celle des modalistes, qui niaient toute distinction entre le Père et le Fils, et celle des Ariens, qui refusaient au Fils la plénitude de la divinité. Par ailleurs, le caractère absolument réel de l’humanité du Christ fait surgir la question de la relation de l’humain et du divin dans son être. Les controverses sur ce second point n’ont pris de l’ampleur qu’à une période postérieure à la rédaction de notre Credo et l’Église a dû préciser par d’autres définitions – notamment celles du Concile d’Éphèse (431) et de Chalcédoine (451) – ce qui était déjà affirmé dans le Symbole de Nicée-Constantinople.
Il faut ici ouvrir une parenthèse pour souligner que les articles du Credo se rapportant à la Personne et à l’œuvre du Christ, de même que les définitions des Conciles œcuméniques ultérieurs, ne peuvent en aucune manière être considérés comme de vaines spéculations qui auraient, soi-disant, altéré la pureté du message évangélique, car ce que l’Église défend dans ces dogmes c’est justement ce qu’il y a de plus fondamental dans la révélation néo-testamentaire : l’annonce du salut offert à l’humanité en Jésus Christ. Or, si le Christ n’est pas réellement et pleinement Dieu et Homme, l’abîme entre le divin et l’humain demeure infranchissable. Nous reviendrons sur ce point en abordant les articles du Symbole concernant l’incarnation et la Rédemption.
L’Église confesse, dans le deuxième article du Symbole de la Foi, d’abord l’unicité du Fils de Dieu ; par là même est écartée l’interprétation hérétique de l’adoptianisme, selon laquelle Jésus n’aurait été qu’un homme adopté par Dieu. Seul Jésus Christ est par nature Fils de Dieu ; l’adoption des chrétiens qui, par le baptême, deviennent en Christ fils de Dieu, n’abolit en rien la distinction radicale entre l’incréé et la créature. Nous devenons fils de Dieu par grâce, le Christ l’est par nature et c’est seulement parce que le Christ l’est par nature que nous pouvons le devenir par grâce.
En confessant que le Fils est né du Père avant tous les siècles, nous n’affirmons pas que la naissance est simplement antérieure à la création, mais qu’elle est hors du temps, puisque la notion du temps est liée à celle de la création. C’est pourquoi dans l’Évangile nous lisons cette parole du Seigneur : Avant qu’Abraham fût, je suis (Jean 8, 58), et non pas j’étais, ce qui n’aurait marqué que l’antériorité dans le temps. Il faut noter que cette affirmation de la naissance avant tous les siècles était discrètement dirigée contre la formule blasphématoire des Ariens à propos du Fils : Il était un temps où il n’était pas.
Le Fils est Lumière né de la Lumière, vrai Dieu né de vrai Dieu, car sauf les notions personnelles (c’est-à-dire les propriétés par lesquelles nous discernons une Personne de l’autre dans la Sainte Trinité), les trois Personnes divines sont absolument identiques ; c’est ce que remarque saint Grégoire de Nysse : Si nous confessons la nature de Dieu sans variation, nous ne nions pas la différence de la Cause et du causé, et c’est en cela seul que l’un se distingue de l’autre (PG 45, 133).
Pour exprimer cette parfaite similitude du Père et du Fils, l’apôtre Paul nous dit que le Christ est image de Dieu (2 Corinthiens 4, 4) ; dans l’Épître aux Hébreux, la relation du Fils vis-à-vis du Père est exprimée en ces termes : Resplendissant de sa gloire, empreinte de sa substance (1, 3).
Un Père du IIIe siècle, saint Grégoire le Thaumaturge, évêque de Néocésarée, a résumé admirablement cette théologie de l’Image dans sa profession de foi où nous lisons : Un seul Dieu, Père du Verbe vivant, de la Sagesse subsistante, de la Puissance, de l’Empreinte éternelle ; Parfait engendrant le Parfait, Père du Fils unique-engendré. Un seul Seigneur, Unique de l’Unique, Dieu de Dieu, Empreinte et Image de la divinité, Verbe actif, Sagesse qui maintient l’ensemble de toutes choses, Cause efficiente de toute création, Fils véritable du Père véritable, Invisible de l’Invisible, Incorruptible de l’Incorruptible, Immortel de l’Immortel et Éternel de l’Éternel (Saint Grégoire de Nysse¸PG 46, 912).
Précisant ce qui est affirmé au début de l’article, l’Église confesse toujours, contre Arius et ses partisans, que le Fils est engendré, non créé, car la génération éternelle du Fils par le Père, comme d’ailleurs la procession du saint Esprit, est un acte de la vie intra-trinitaire divine qui n’a rien de commun avec la création. On ne peut donc même pas établir une analogie entre la génération du Fils par le Père et la création, qui est une œuvre ad extra de la Sainte Trinité, car selon les admirables paroles de saint Grégoire de Néo-Césarée : Rien donc de créé ou de servile dans la Trinité ; rien d’adventice ; rien qui, n’existant pas d’abord, advienne ensuite.
Pour couper court à toute équivoque, les Pères du Concile œcuménique de Nicée ont proclamé que le Fils était consubstantiel (en grec homoousios) au Père : c’est la conséquence logique des affirmations précédentes : la co-éternité et l’équi-divinité des Personnes divines, leur parfaite unité d’essence. Ce terme avait l’avantage d’éviter toute ambiguïté, car les hérétiques ariens employaient volontiers soit des expressions scripturaires, en les interprétant, grâce à des exégèses spécieuses, en faveur des leurs théories, soit des formules vagues susceptibles d’acceptions diverses. C’est pourquoi tous les docteurs orthodoxes, après les clarifications nécessaires, finirent par se rallier à ce terme. La consubstantialité des Personnes divines est un dogme fondamental du christianisme authentique.
Le deuxième article de Symbole se termine par l’affirmation que tout a été par le Fils : c’est l’écho de la doctrine clairement exprimée dans le Nouveau Testament (Jean 1, 3 ; Colossiens 1, 16). La création toute entière est l’œuvre commune des trois Personnes divines. Néanmoins, elles sont la cause de l’être d’une manière propre à chacune d’elles : si le Père est la cause primordiale et l’Esprit saint la cause perfectionnante, le Verbe peut être appelé la cause opératrice.
Le Credo s’étend peu sur ce point ; il affirme seulement la croyance traditionnelle en ces simples mots : par qui tout a été fait. Cette brièveté s’explique aisément : d’abord, ce dogme explicité dans l’Évangile n’a pas fait l’objet de controverses parmi les chrétiens ; par ailleurs, le Credo est la confession de la foi et l’on ne saurait y insérer des théories purement spéculatives qui, aussi légitimes qu’elles soient, ne peuvent prétendre relever du domaine de la règle de la foi.
Père André Borelly
Et en un seul Seigneur. Du Père le Credo affirme qu’il est Dieu. Du Fils il dit ensuite qu’il est Seigneur. Est-ce à dire que le Fils n’est pas Dieu ? Aucunement. Le mot qu’en français nous traduisons par Seigneur est kurios (kyrios). Si peu helléniste qu’ils soient, tous les orthodoxes supplient le Dieu tri-unique en lui disant : Kyrie eleison, ce qui veut dire : Seigneur, aie pitié (de nous). Dans la Bible grecque, kurios rend systématiquement IHVH, le tétragramme sacré, Iahvé, Adonaï. Lorsqu’en Mt. 22, 43, citant le psaume 110, 1 — Le Seigneur a dit à mon Seigneur : « Siège à ma droite… » — Jésus s’applique à lui-même le titre de Seigneur, laissant ainsi soupçonner sa nature divine. Et l’Église primitive utilisera le même psaume pour proclamer la seigneurie, c’est-à-dire la divinité du Christ ressuscité. En confessant la seigneurie de Jésus Christ, le Credo de l’Église exprime, à la suite de saint Paul, sa conviction qu’en inaugurant par sa mort et sa résurrection le Royaume de Dieu, et en recevant de son Père céleste la souveraineté suprême, le Christ est devenu le Seigneur des Seigneurs, reconnu par l’univers tout entier et infiniment supérieur aux prétendus kurioi que sont les empereurs. Possédant forme de Dieu, le Christ Jésus n’a pas regardé comme une prérogative d’être égal à Dieu, mais il s’est anéanti en prenant forme d’esclave, en devenant pareil aux hommes. Et quand il a eu figure humaine, il s’est abaissé à obéir jusqu’à mourir et mourir en croix. Aussi Dieu exalté et lui a-t-il accordé le Nom qui est au-dessus de tout nom, pour qu’au Nom de Jésus, tout genou plie, dans les cieux, sur terre et sous terre, et que toute langue confesse que Jésus Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père (Ph 2, 5-11).
Jésus. Le français Jésus est une transcription de l’hébreu Iéshoua, nom propre signifiant Iahvé est salutaire, Iahvé sauve. Avant Jésus de Nazareth, ce nom fut porté par de nombreux Israélites, notamment par le fils de Nun (Josué), auxiliaire de Moïse durant la marche au désert et par le grand prêtre Josué et par le Siracide. Dans le Nouveau Testament, ce nom est également porté par Jésus Barabbas, tout au moins selon de bons manuscrits qui désignent ainsi le brigand dont il est question en Mc 15, 7 et Lc 23, 18-19. Mais ces manuscrits n’ont pas été suivis, très certainement par respect pour le Christ. Dans l’épître aux Colossiens, il est question d’un Jésus surnommé Justus, collaborateur de St. Paul (Col 4, 11).
Christ. Avant de devenir, dans le christianisme, un nom propre, ce mot a désigné une fonction. C’est la transcription du mot grec Christos, lui-même traduction du mot hébreu mashiah, devenu en français messie. En grec, Christos signifie : oint, enduit, graissé, qui a reçu l’onction d’huile sainte. Cet adjectif — car c’est un adjectif avant d’être un substantif — vient du verbe chriô qui signifie : oindre, notamment pour consacrer. Dans l’Ancien Testament, les rois d’Israël étaient consacrés par une onction d’huile sainte signifiant que leur fonction royale faisait d’eux les lieutenants de Iahvé en Israël. Après l’exil, la royauté ayant disparu, on se mit à oindre le Grand Prêtre qui était devenu le chef de la communauté israélite. Jésus fut baptisé par Jean dans le Jourdain, mais il ne reçut aucune onction d’huile. Et pourtant, les chrétiens le considèrent comme l’Oint par excellence. C’est que Jésus Christ est essentiellement celui sur lequel, de toute éternité — avant tous les siècles — repose la plénitude du saint Esprit qui procède du Père. Dans la synagogue de Nazareth, Jésus lit le texte d’Is. 6, 1 : « L’Esprit du Seigneur est sur moi… » Or, il a la prétention — absolument exorbitante pour ses auditeurs ! — de s’appliquer le texte à lui-même. « À la fin, tous dans la synagogue furent remplis de colère, et s’étant levés ils le poussèrent hors de la ville et le conduisirent jusqu’au sommet de la colline sur laquelle leur ville était bâtie, pour le précipiter (Lc 4, 28-29) » . Cette fois-là, Jésus échappa à la mort. Mais nous savons que l’Acte V de la tragédie sera le Vendredi saint. Or, si Jésus fut mis à mort, ce ne fut pas parce qu’il prétendit être le Messie attendu depuis si longtemps et avec quelle impatience par Israël, mais essentiellement parce qu’il prétendit être le Messie d’une manière totalement inattendue pour les Juifs. Jésus est mort d’avoir osé s’affirmer comme Messie oint par le Père d’une manière telle qu’elle faisait de lui le réceptacle éternel de l’Esprit, et, en conséquence, son dispensateur unique et incontournable ici-bas, parmi les hommes.
Fils de Dieu, son unique-engendré, né du Père avant tous les siècles. On se contente, dans toutes nos traductions en français, de rendre le mot grec monogenes, par Fils unique. Le grec est beaucoup plus précis : il s’agit du Fils unique-engendré. Ce n’est pas un pléonasme. En effet, si un couple adopte un enfant, ce dernier sera légalement, juridiquement et surtout affectivement fils mais non pas engendré : si vous adoptez un asiatique ou un africain, tout le monde le considèrera comme votre fils, vous-même l’aimerez autant que vos autres enfants, si vous en avez déjà, mais il sautera aux yeux de tout le monde que cet enfant n’est pas biologiquement votre fils ! Le Credo de l’Église affirme que de toute éternité Dieu est Père d’un Fils qu’il engendre en lui communiquant toute sa Puissance vitale de Père — c’est-à-dire l’Esprit saint dont il sera question dans la troisième partie — et que, lorsque ce Fils coéternel à lui est devenu l’un des hommes, il fut encore son unique Père au plan de la génération biologique humaine : Jésus de Nazareth est le fils biologique de la vierge Marie, mais il n’est pas le fils engendré de Joseph, il n’est que son fils adoptif. L’homme Jésus étant la même personne que le Fils coéternel au Père, il n’a pu avoir qu’un Père ici-bas, celui qui est dans les cieux.
Dans les Évangiles, Jésus nous demande de nous adresser à Dieu en lui disant : « Notre Père… » Il dit « Mon Père », mais il ne dit jamais « Notre Père » en se comptant lui-même avec ses disciples. Après sa résurrection, il dit à Marie de Magdala en Jn. 20, 17 : « Va trouver mes frères et dis-leur : je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. » Et d’ailleurs, tout au long des quatre Évangiles nous voyons bien que le regard que les disciples avaient sur la personnalité si mystérieuse de Jésus les laissait pénétrés de crainte et de respect. Certes, ils avaient auprès de lui chaud au cœur, d’une manière que ni un ami, ni une femme, ni leurs parents, ni leurs vignes ni leurs figuiers ne leur avaient jamais laissé pressentir. Mais ce n’était pas de la camaraderie. Ils avaient besoin de lui, un besoin de toute l’âme ; il parlait très fortement à tout ce que leur être fruste avait de meilleur, de cet Autre obscur qu’attend secrètement tout homme. Mais lui n’avait nul besoin d’eux. Il y avait un plan de son être où ils ne pénétraient pas. Du côté de la terre, il était seul, mystérieusement seul. Mais il ne l’était pas du côté de Dieu, du côté de celui qu’il appelait, avec un accent étrange et qui n’était qu’à lui, son Père.
Lumière issue de la Lumière, Dieu véritable issu du Dieu véritable. En Jn 8, 12, Jésus affirme « Moi, je suis la Lumière du monde. » À l’office des vêpres, l’Église chante : « Lumière joyeuse de la sainte gloire du Père immortel, céleste, saint et bienheureux, ô Jésus Christ ! » Jésus Christ est la Lumière du monde, c’est-à-dire des hommes, en ce sens très précis qu’il est le Révélateur du Père et le Dispensateur de l’Esprit que, de toute éternité, il reçoit de son Père. En créant le monde et les hommes, le Père céleste a répandu dans sa création, comme dans le cœur de tout homme, la Lumière et la Vie dont le Père comble de toute éternité son Fils en lui faisant le don de son Saint Esprit. Le Fils est le Modèle divin dont le Père reproduit quelques traits, quelques pâles reflets, en chaque réalité qu’il crée. Le Père des lumières répand la splendeur infinie de son être en son Fils, et de son Fils, par le prisme de l’acte créateur, il fait sortir des êtres qui tous participent de quelque manière à la lumière, à la beauté, à la gloire de l’Être unique, mais ne peuvent en être qu’un aspect fini, limité. Toute réalité créée est le reflet du Fils unique-engendré. Toute réalité créée est l’image du Père, un fragment de l’icône du Père qu’est le Fils unique-engendré. Toute réalité créée — le corps d’une femme, la musique de Mozart, les montagnes de Corse dans le soleil de juillet — répand quelque chose de la Lumière véritable qu’est le Père réverbérée en son Fils. Et, en ce qui nous concerne nous, les êtres humains, tout notre être personnel n’a de signification que pour être plongé un jour totalement dans la Vie divine qui est lumière, pour être immergé dans la Vie divine qu’est l’Esprit saint et qui jaillit de la génération du Fils unique-engendré par le Père. « La Vie était Lumière des hommes », dit le Prologue du quatrième Évangile. « Et la Lumière brille dans les ténèbres (Jn 1, 4-5) ».
Engendré, non créé. C’est à cause de l’hérésie d’Arius que l’Église a été amenée à formuler sa foi en Christ en opérant cette distinction fondamentale entre engendré et créé. Originaire de Libye, Arius (256-336) reçut sa formation théologique à Antioche. D’Antioche, il se rendit à Alexandrie où il fut ordonné diacre puis prêtre. A partir de l’an 318 environ, il se mit à provoquer de nombreuses discussions, en raison d’une doctrine théologique individuelle qu’il proposait dans ses homélies comme la foi de l’Église.
À la base de la théologie d’Arius se trouve un postulat qui, dès le départ, l’empêchait de saisir la véritable relation unissant Dieu le Père et Dieu le Fils. Ce postulat était que la divinité devait non seulement être incréée, mais aussi agennètos, inengendrée. Il s’ensuivait que le Fils ne peut être vraiment Dieu. Il n’est que la première des créatures de Dieu et, comme elles toutes, il fut tiré du néant, et non point de la substance même du Père. Aussi diffère-t-il essentiellement de lui : il y eut un temps, selon Arius, où le Fils n’existait pas. Il est le Fils de Dieu au sens moral du terme, mais non pas au sens métaphysique. C’est improprement qu’on lui décerne le titre de Dieu, car l’unique Dieu véritable, le Père, l’a adopté comme fils. De cette filiation par adoption ne résulte aucune participation effective à la divinité du Père, aucune véritable ressemblance avec celle-ci. Le Fils occupe une place intermédiaire entre le monde et Dieu le Père qui l’a créé pour en faire l’instrument de sa création. Le Saint Esprit est encore moins divin que le Fils. Le Fils est devenu Jésus de Nazareth en ce sens qu’il a rempli en Jésus la fonction de l’âme. Mais si Jésus de Nazareth n’est pas Dieu, c’est tout l’édifice chrétien qui s’effondre comme un château de cartes. Car enfin, toute la nouveauté du christianisme par rapport à toutes les autres religions, consiste à affirmer que l’humanité a été atteinte et de part en part pénétrée par la divinité, qu’elle a été divinisée. Si ce n’est pas Dieu lui-même qui, en la personne du Fils, est devenu l’un des hommes, l’homme n’a aucune possibilité de devenir ce que Dieu est, d’être divinisé, d’être introduit dans l’intimité même de la vie divine. L’homme ne peut être atteint et rejoint par Dieu autrement que par Dieu le Fils devenu l’un des hommes. L’homme étant un corps est rejoint corporellement par Dieu. L’humanité est divinisée par le seul fait que Dieu le Fils est entré en elle. Dans le corps humain de Jésus de Nazareth habite toute la plénitude de la divinité du Père. Et si tout homme est sauvé, c’est en ce sens que Dieu le Fils étant réellement devenu corporellement l’un des hommes, tout homme a pour destinée, toute humaine existence a pour sens ultime de pénétrer dans l’intimité de l’acte générateur éternel par lequel Dieu le Père communique à Dieu le Fils la plénitude de sa Vie divine de Père, à savoir Dieu le Saint Esprit.
Consubstantiel au Père. La plupart du temps, à l’heure actuelle, les chrétiens traduisent très mal ce passage du Credo en disant, au lieu de consubstantiel au Père : « de même nature que le Père ». En effet, les milliards d’hommes et de femmes que nous sommes fragmentent la nature humaine. Chacun de nous a plus ou moins de mémoire, d’intelligence, de santé, de vertu. Nous sommes plus ou moins des hommes, aucun de nous ne possède la plénitude de l’humanité. Seul Jésus de Nazareth a possédé cette plénitude. Seul Jésus de Nazareth a été un homme en plénitude parce qu’il était pleinement Dieu. En Jésus de Nazareth nous a été révélé que Dieu seul est pleinement humain. Jésus de Nazareth fut plus pleinement, plus complètement humain que ne l’avait cru Arius. Mais dire que l’Un de la Trinité devenu l’un des hommes était pleinement, totalement Dieu tout en étant pleinement homme, et plus généralement dire que Dieu est simultanément trois personnes et un Dieu unique, c’est dire que chacune des trois divines personnes est si totalement, si complètement, si pleinement Dieu que toutes trois réunies ne constituent pas trois dieux mais un Dieu unique : chacune des trois personnes divines possède toute la nature divine.
Par l’entremise de qui tout a été fait. Le Credo cite ici le Prologue de l’Évangile selon saint Jean qui, en son troisième verset, affirme au sujet du Fils: « Tout fut fait par son entremise, et sans lui rien n’a été fait de ce qui fut fait. » Dieu le Père tout-puissant a créé le ciel et la terre, toutes les réalités aussi bien visibles qu’invisibles, par la médiation de son Fils. Le Fils est, de toute éternité, le Miroir du Père (l’image du Dieu invisible) (Col 1, 15), c’est pourquoi il en a été ici-bas l’unique Révélateur. Il est donc comme la représentation devant le Père de toutes les possibilités infinies de réalités que le Père est en mesure de créer. Et en créant ces réalités, Dieu le Père contemple le Modèle de toutes choses en son Fils unique-engendré. Son Unique-engendré est, nous dit saint Paul dans son épître aux Colossiens, « le Premier-né de toute la création (Col 1, 15) ». L’expression paulinienne n’est pas sans équivoque. En effet, faut-il comprendre que le Fils est le premier-né de toute créature — ce que dirait volontiers Arius –, ou bien qu’il est le premier-né, le premier-engendré du Père avant toute créature ? Saint Paul n’est pas encore arrivé, ici, à la plénitude de clarté dans l’expression du mystère divin. Au contraire, saint Jean, dans son Prologue, a atteint cette plénitude. Le Fils est Dieu, il est le Miroir du Père, le resplendissement de la gloire divine du Père, la splendeur de sa substance. L’admirable anaphore de saint Basile le Grand s’adresse au Père au sujet de son Fils en lui disant : « Il est l’Icône de ta bonté, le Sceau qui le reproduit fidèlement. En lui-même il montre que tu es son Père. Il est la Parole vivante, Dieu véritable, la Sagesse d’avant les siècles, la Vie, la sanctification, la puissance, la Lumière véritable. » Et un peu plus loin la même anaphore dit encore au Père au sujet de son Fils : « Lorsque vint la plénitude des temps, c’est par ton propre Fils que tu nous as parlé, par l’entremise de qui tu as créé les siècles (c’est-à-dire le monde). Lui qui, étant resplendissement de ta gloire, et empreinte de ta réalité personnelle, lui qui porte l’univers par la puissance de sa Parole, il n’a pas estimé comme une prérogative d’être ton égal, ô Dieu son Père. » De toute éternité, Dieu le Père engendre son Fils unique comme le Miroir, la représentation de tout ce qui peut exister, de toutes les créatures possibles que Dieu a le dessein providentiel de créer. Dieu le Père pense son Fils, et en pensant son Fils, il pense toutes les créatures qu’il va amener à l’existence avec la Puissance de vie dont, de toute éternité, il comble son Fils et qui est son Saint Esprit. De toute éternité, le Fils est en Dieu le Réceptacle de la Vie du Père. C’est pourquoi ce serait une grave erreur de croire que les réalités cosmiques, la splendeur du monde créé, et donc la physico-chimie mathématique et la biologie, ainsi que l’astronomie, la matière, se situent en dehors de Dieu, comme si Dieu s’était contenté de les créer pour les abandonner ensuite à elles-mêmes et les condamner à exister sans relation vivante et étroite avec lui. En réalité, le Credo affirme — et déjà saint Jean en son Prologue — que toutes les merveilleuses découvertes de nos savants modernes et contemporains sur le cosmos, sur la terre, sur les étoiles, sur les atomes, sur l’univers prodigieux de la cellule vivante, que tout cela est l’œuvre du Fils consubstantiel et coéternel au Père.
Par conséquent, lorsque nous communions au Corps et au sang du Fils ressuscité, nous communions à Celui qui a créé le ciel et la terre, qui ne cesse de les créer, de les maintenir dans l’être. Nous devons adopter sur le mystère de notre foi un point de perspective cosmique. Le Fils est le Prisme de la Lumière divine et incréée du Père, qui dans l’acte créateur se polarise en un nombre apparemment infini de créatures. Par elle-même, la lumière est blanche, mais à travers un prisme elle se décompose dans toutes les couleurs de l’arc-en-ciel : le rouge, le vert, etc… C’est un peu ainsi, mutatis mutandis, que le Fils est celui par l’entremise de qui tout a été fait. Le Fils est infiniment au-dessus des anges, infiniment au-dessus des saints, infiniment au-dessus de tout être créé parce que « à l’origine était la parole, et la Parole était auprès de Dieu, et la Parole était Dieu. Elle-même était à l’origine près de Dieu. Tout fut fait par son entremise et sans elle rien n’a été fait de ce qui fut fait (Jn 1, 1-3) ». Le Père est bien le créateur du ciel et de la terre, de toutes les réalités visibles aussi bien qu’invisibles, mais il ne l’est pas autrement que par l’entremise co-créatrice de son Fils unique-engendré. Dieu crée en prononçant son Fils. En tant que nous sommes des créatures du Père tout-puissant, nous sommes marqués du sceau de son Fils. Et donc, tout ce qui survient en chacune de nos pauvres vies, toutes les épreuves que nous expérimentons, toutes les souffrances, parfois atroces, que nous éprouvons, toutes les vicissitudes de chacune de nos existences tourmentées, tout est, mystérieusement mais très effectivement, en relation intime avec l’Acte générateur éternel par lequel le Père communique à son Fils la plénitude de Vie qu’est son Souffle paternel, son très saint, bon et vivifiant Esprit. Si tout est advenu à l’existence par l’entremise co-créatrice du Fils, cela signifie que tout ce qui nous advient, même la souffrance, même la maladie, même la mort inéluctable, est directement ordonné à notre entrée dans l’Acte générateur et divinisant du Père sur son Fils.
À nous de prendre conscience de notre grandeur infinie et de notre infinie dignité du fait que nous sommes sortis des Mains du Père par son Fils. « Agnosce, o christiane, dignitatem tuam » nous dit le pape saint Léon le Grand (« Reconnais, ô chrétien, ta dignité »). À nous de méditer avec toute notre foi et tout notre amour sur la toute-puissance du Fils en nous comme créateur et rédempteur, c’est-à-dire libérateur et divinisateur. À nous de nous soumettre totalement à son action divinisatrice pour que nous vivions jour après jour dans l’attente de sa gloire. À nous de voir le cours du monde et l’odyssée de chacune de nos existences conduits par le Père selon l’ordre de son Fils.
Le Sycomore
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