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Constantin Brâncoveanu – prince, saint et martyr

Le palais Mogosoaia près de Bucarest (Roumanie) construit par Saint Constantin Brancoveanu. Crédit photo : Adobe Stock. Photographe : Negoi Cristian

Habile et ambigu, fortuné et tout entier dévoué à sa fortune, menant une politique à la limite de la trahison permanente, Constantin Brâncoveanu, prince roumain de la fin du XVIIème siècle, était aussi un homme très cultivé : il parlait et écrivait couramment le grec, le latin et le slavon. Ses vingt-six ans de règne (1688 – 1714) sont un havre de paix paradoxale pour sa petite principauté située exactement au carrefour de trois empires (Ottoman, Autrichien et Russe) en guerre permanente. Il peut mener une remarquable politique culturelle et son règne commence par la publication intégrale en roumain de la Bible, œuvre considérable pour l’époque. Il fonde en 1694 l’Académie royale de Bucarest, « collège public pour les autochtones et pour les étrangers », établissement prestigieux à vocation européenne, dont la langue d’enseignement était le grec ancien. Constantin Brâncoveanu obtient cette relative stabilité grâce à une politique équivoque et surtout grâce à l’or employé pour acheter la bienveillance des chancelleries, l’influence des princes et des empereurs plus puissants que lui, des alliances et des complicités sans lesquelles, probablement, son petit pays, aurait été englouti. Clé de son succès diplomatique, l’or sera aussi à l’origine de sa chute…Il a déversé des sommes d’argent inouïes pour acheter la bienveillance du sultan et des fonctionnaires de la Sublime Porte où il était surnommé le altin bey, « le prince de l’or ». Son obédience envers la Sublime Porte est en apparence réelle, mais dans les faits elle se double d’une diplomatie équivoque pour ne pas dire double, tournée tantôt vers les Habsbourg, tantôt vers Pierre le Grand. Brâncoveanu entretenait un excellent réseau d’espions en Europe, ce qui faisait de lui l’un des souverains les mieux informés.

Cependant, la fin de Constantin Brâncoveanu appartient à un autre registre : ce n’est pas une défaite, mais une victoire grâce à laquelle il deviendra saint et martyr. Le refus d’abjurer et de passer à l’Islam, malgré l’effroyable supplice qu’a été l’exécution, à tour de rôle, devant lui, de ses quatre enfants, est une « metanoïa » dans la grande tradition des saints martyrs. Il ne s’agit pas d’une conversion, le prince ayant toujours été un chrétien fervent à sa manière, mais d’une véritable transfiguration à l’heure du choix essentiel : le Christ ou autre chose…

La chute qui devait arriver sera provoquée par les soupçons d’une alliance secrète avec la Russie, puissance ennemie de l’Empire Ottoman, concrétisée par une aide matérielle (argent) et militaire au tsar Pierre le Grand. Les Turcs choisissent leur moment avec un art consommé : le Vendredi Saint, Constantin Brâncoveanu est arrêté à Bucarest, dans son palais, et déporté à Istanbul, avec toute sa famille. Les mots prononcés lors de sa chute sont déjà prémonitoires et marquent son changement profond, sa metanoïa : « Si ces malheurs viennent de Dieu pour mes péchés, que Sa volonté soit faite ! S’ils sont le fruit de la méchanceté humaine, que Dieu pardonne à mes ennemis ! » Emprisonné par ordre du sultan Ahmed III, il subit d’effroyables tortures : il cède facilement pour tout ce qui tient du « matériel », en indiquant les endroits où se trouvent ses richesses. C’est alors qu’on lui demande l’essentiel : abjurer la foi chrétienne et passer à l’Islam. Il refuse en son nom et pour ses quatre fils, les princes Constantin, Ștefan, Radu et Matei. Ce qu’il dit, dans ses moments tragiques, ne fait déjà plus partie du vocabulaire d’un prince, mais de celui d’un saint : « Voilà, toutes les richesses que nous avons amassées sont maintenant perdues. Ne perdons pas aussi nos âmes…Soyez forts et ignorez la mort…Regardez le Christ et pensez à tout ce qu’il a souffert pour nous. Croyez fort en cela et n’abandonnez pas votre foi pour cette vie et pour ce monde. Lavons nos péchés avec notre sang ». On peut s’étonner que le prince cupide, inconstant et peut être même lâche à certains moments de son histoire, ait su trouver des paroles aussi définitives.

L’exécution est décidée et le choix de la date n’est pas un hasard : le 15 août 1714, jour de la Dormition, aussi anniversaire de Constantin Brâncoveanu. La mise à mort a été d’une cruauté effroyable. D’après des témoins oculaires et des chroniqueurs, même les spectateurs turcs, pourtant habituées et grands amateurs de ce genre de spectacle, ont été épouvantés. Le premier décapité est son ministre, Ienache Văcărescu. Montent ensuite sur l’échafaud le vieux Constantin Brâncoveanu, humilié, pieds nus, avec des marques de torture, suivi de ses quatre fils dont Matei, le plus jeune, de seulement 12 ans… On oblige le père à regarder la décapitation de ses enfants et on lui demande après chaque exécution d’abjurer la foi chrétienne, seule condition pour arrêter la mort du suivant. Brâncoveanu refuse. Décider la mort de ses propres enfants, alors qu’on peut l’éviter avec un seul mot, en abjurant : voilà la victoire majeure de Constantin Brâncoveanu. Il devra confirmer son choix, à la fois tragique et sublime, encore une fois. En effet, le dernier enfant, le prince Matei, épouvanté, a un moment de faiblesse et implore son père : « Je ne peux pas. Je passe à l’Islam ! »

S’ensuit alors l’incroyable dialogue qui dépasse la condition humaine. Constantin Brâncoveanu encourage son fils, avec des mots qui semblent venir de l’au-delà : « Personne chez nous n’a abjuré sa foi chrétienne. S’il était possible de mourir mille fois pour elle, ce serait une grâce ! »

Matei est transfiguré : il entre dans l’éternité avec ces dernières paroles, adressées au bourreau : « Je veux mourir en chrétien. Frappe ! »

Constantin Brâncoveanu est décapité le dernier – il aura eu le temps de se signer et de dire : « Seigneur, que Ta volonté soit faite ! »

Constantin Brâncoveanu a été canonisé, le 20 juin 1992.  Il est fêté, chaque année, le 16 août, lendemain de la Sainte Marie et de son supplice anniversaire. Le prince roumain est ainsi sorti de l’histoire, pour se ranger parmi les icônes.

Michel Simion

Michel Simion est un essayiste, traducteur de textes théologiques et professeur d’histoire moderne et contemporaine. Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris (1983) et de l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge (2016), il a traduit et a fait connaitre en France les homélies de Nicolae Steinhardt aux éditions Apostolia. Il a lui-même publié aux Éditions Apostolia et aux Éditions de L’Harmattan.

Source : Extrait du livre Notes en mode mineur, Éditions L’Harmattan.

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