« Alors j’aperçu au milieu du trône… un agneau qui était là comme égorgé… Autour du trône , j’entendis la clameur d’une multitude criant à pleine voix : Digne est l’Agneau immolé de recevoir la puissance, la richesse, la sagesse, la force, l’honneur, la gloire et la louange » (Ap 5,6-12)
En ces paroles de l’Apocalypse, le chrétien orthodoxe reconnaît la juste louange – tel est le sens originel du terme orthodoxie – de la Croix, ou mieux, du Crucifié. Dans l’innocent en apparence vaincu par les puissances du Mal, l’Église célèbre le Fort, le Victorieux. En la personne du juste qui meurt part et pour les pécheurs, la foi découvre la révélation du Mystère de Dieu qui est aussi le mystère ultime de l’homme et du monde, Celui de « l’Agneau immolé depuis le commencement », de l’Amour Divin présent, en personne, au creux du péché, de la souffrance, et de la solitude humaine ; l’Amour vainqueur à jamais, à travers son immolation.
La place de la Croix dans la spiritualité orthodoxe
Parmi les stéréotypes qui circulent au sujet de l’orthodoxie (inexactement assimilée au christianisme oriental, à quelque Orient chrétien géographique), figure l’idée que la vénération de la Croix y aurait une moindre place que dans la piété de l’Occident chrétien. La joie et la lumière de la Résurrection estomperaient, dans la spiritualité orthodoxe, l’appel exigeant au portement de la Croix. « Si cela était vrai, écrit à ce sujet un spirituel contemporain, l’Église orthodoxe aurait trahi l’Évangile car personne ne peut effacer les paroles abruptes du Seigneur : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive » (Mt 16,24) ». Mais cette allégation est fausse. Objectivement, la Croix est partout présente, dans le culte, dans la liturgie, dans l’iconographie orthodoxes. Non seulement elle est abondamment mentionnée au cours des services du Grand Carême, qui constituent comme une lente montée au Golgotha, mais l’Église orthodoxe connaît, de plus, trois fêtes spécifiques de la Croix, notamment le 1e août. Le jour de l’Exaltation Universelle de la Croix (14 septembre), on élève et abaisse symboliquement la croix vers les quatre points de l’horizon signifiant ainsi que, par la Croix du Christ, l’univers tout entier est sauvé en espérance. Les gestes de tracer le signe de la croix sur soi et sur ceux que l’on aime, de venir baiser la croix après chaque liturgie, l’habitude de porter sur soi sa croix de baptême, peuvent n’être que des formes extérieures. Cependant répéter si souvent le signe de la croix, aux implications spirituelles profondes, ne peut pas rester extérieur aux âmes. Pour les orthodoxes comme pour tous les chrétiens, l’appropriation personnelle du Mystère de la Croix dont l’arbre se dresse au milieu de l’Église et de l’Univers est voie de salut et d’illumination.
Une nuance importante distingue en effet l’attitude orthodoxe envers la croix d’une certaine dramatisation doloriste et d’une piété qui dans l’homme de douleur « ne discernerait pas le Seigneur, Kyrios, victorieux de la mort et du péché qui est mort, c’est-à-dire désintégration de l’esprit et du corps. L’iconographie orthodoxe répugne aux représentations trop crûment réalistes –d’un réalisme non spirituel, mais empirique– et abjectes du Crucifié. La tête du Christ y est généralement nimbée de lumière, parfois couronnée comme sur les représentations des basiliques anciennes. Cela ne signifie nullement un refus de la réalité de l’Incarnation ou une dénégation de l’humanité douloureuse du Christ Jésus. Mais l’iconographe veut exprimer que, sur la croix, le Dieu-Homme demeure divin, que la Divinité en lui est associée à la plus grande douleur humaine, à « la tristesse jusqu’à la mort ». Sans séparation et sans confusion des natures, l’antique formule conciliaire – qui n’est pas pour le croyant une logomachie, une subtilité vaine – vise une vérité profonde et existentielle : même sur la croix, le Christ Jésus est victorieux. En l’homme totalement ouvert, totalement consentant à l’Amour Divin, le mal, la souffrance et la mort sont déjà vaincus. Ils peuvent donc, si je m’ouvre à Jésus, aussi être vaincu en moi. « Entre en moi, ô Crucifié rayonnant ! » écrit un spirituel orthodoxe.
La joie douloureuse
L’approche chrétienne ecclésiale de la croix semble ainsi marquée par une sorte d’exaltation à la fois douloureuse et joyeuse, celle-là même qui traverse les épîtres pauliniennes et les actes des premiers martyrs : « Nous sommes dans la détresse, mais non dans le désespoir, portant toujours dans notre corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifesté dans notre corps » (2 Co 4,10). « Ô mort où est ta victoire, Ô mort où est ton aiguillon ? » (1 Co 15,55). « Votre Seigneur Amour est un Dieu vainqueur, murmure le Christ, à l’oreille d’un de ses disciples moderne, je prends sur moi, je prends en moi toute souffrance humaine. Mais c’est pour la surmonter. »
Signe de victoire, la Croix du Christ est la négation de toute image d’un Dieu siégeant sur un trône céleste et qui assisterait impassible aux combats douloureux qui se livrent sur terre. Le Christ en agonie – et le terme grec agona signifie combat – ne cesse, jusqu’à la fin du monde, de prendre part à la lutte contre la puissance des ténèbres. Crucifiant pour l’intelligence du vieil homme, le mystère de la souffrance de Dieu en Christ comble de consolation le cœur intelligent qu s’ouvre à sa lumière. En Celui qui par amour des hommes « se livra Lui-même » (selon la forte expression de la prière eucharistique byzantine), Dieu est vainqueur, mais sans que cela ôte aux hommes la liberté d’opter pour ou contre l’Amour. « J’ai les mains liées… et c’est maintenant l’heure de la puissance de la nuit », dit le Crucifié. « Mais mon amour vaincra les résistances et essuiera les larmes. Le voile sera levé : alors, vous verrez, vous comprendrez. Vous opterez. » Bien plus, nous ne pouvons entrer en profondeur dans la Passion du Dieu-homme qu’à travers le don gratuit de la joie pascale.
La croix devient ainsi la porte de l’Espérance pour ceux qui la contemplent à la lumière de Pâques. « Nous nous prosternons devant Ta Croix, Ô Seigneur, et nous chantons et glorifions ta sainte Résurrection », ne cesse de chanter l’Église orthodoxe pendant la semaine de la Passion. De même le Vendredi Saint, à l’antienne qui dépeint la mise au tombeau, le chœur répond : « Le Seigneur a régné, Il s’est revêtu de majesté, Il a affermi l’univers et il ne sera pas ébranlé ».
« Christ est Ressuscité des morts, par sa mort il a vaincu la mort, et donné la vie à ceux qui sont dans les tombeaux ». « Le Christ est Ressuscité ! En vérité il est Ressuscité ! » Inlassablement répétés par le chœur, le prêtre et l’assemblée liturgique, ces paroles constituent la trame lumineuse non seulement du service pascal orthodoxe, mais du temps pascal tout entier, ainsi que les chants avant le repas pascal familial. Elles accompagnent le baiser pascal donné avec l’ami comme avec l’ennemi.
Tel est le vin nouveau, la coupe de joie et d’espérance, que l’Église tend à tous les hommes et à toute créature :
» Venez buvons le breuvage nouveau, […] Voici que toute est inondé de Lumière, le ciel et la terre, et les enfers, que toute créature célèbre le Christ ressuscité en qui elle est fortifiée.
Que le ciel se réjouisse, que la terre soit dans l’allégresse, que le monde soit en fête, car le Christ est ressuscité, Lui l’éternelle allégresse »
Canon des matines de Pâques
De cette joie personne n’est exclu :
« Entrez tous dans la joie de votre maître… Vous qui avez pratiqué l’abstinence et le jeûne, et vous qui les avez négligés, exultez aujourd’hui. La table du festin est prête, venez tous y prendre part ».
(Sermon de saint Jean Chrysostome lu à la fin des Matines).
Chanter la joie pascale ne saurait cependant inciter les chrétiens – qui parfois ont succombé à une telle tentation – à se réfugier en quelque arrière monde illusoire. Si authentique, la joie de Pâques ne doit pas être une griserie passagère. C’est une joie permanente et grave ; une joie douloureuse, comme celle de la femme en travail d’enfantement. L’icône traditionnelle de la Résurrection représente le Christ descendant dans les enfers et relevant d’une main puissante l’homme et la femme, Adam et Ève. Tel est le sens permanent et toujours actuel de la fête de la Résurrection. Chaque jour peut être une pâque, un passage de la mort à la vie dans nos relations avec Dieu et avec les hommes. Sur ceux « qui sont assis dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort ». Le Christ, notre soleil, s’est levé pour qu’ils se lèvent à leur tour et s’engagent à « diriger leur pas dans les chemins de la paix ».
Elisabeth Behr-Sigel (+)
Elisabeth Behr-Sigel (1907-2005) est une voix majeure de la théologie orthodoxe au 20e siècle. D’origine protestante, elle fut l’une des premières femmes à étudier la théologie en France, se spécialisant tout d’abord dans la sainteté et la spiritualité russes, avant d’ouvrir son champ de réflexion aux questions contemporaines, en particulier la place des laïcs – hommes et femmes – dans l’Église.
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