« À 71 ans, je suis toujours en train de devenir orthodoxe. »1 Ces paroles du père Cyrille Argenti (1918-1994) peuvent surprendre pour un descendant d’émigrés grecs baptisé au berceau – « hébreu, fils d’hébreu » aurait dit saint Paul2 – qui a consacré sa vie à l’Église à travers un ministère pastoral de près de quarante ans. Elles expriment une vision dynamique de la foi orthodoxe, qui ne se comprend pas comme une confession à défendre mais comme un chemin.
« L’orthodoxie ? C’est la plénitude de la Vérité ! » Voilà un slogan que nous autres orthodoxes sommes prompts à dégainer quand il s’agit de définir notre confession. Mais de quelle orthodoxie parlons-nous ? Celle des sept conciles, des douze grandes fêtes et des quatre carêmes (sans oublier les mercredis et vendredis), bien sûr ! Aussi vénérable soit-elle, il faut bien admettre que cette orthodoxie-là ne correspond qu’à l’une des facettes de la Vérité, une marche d’approche possible vers le Dieu vivant qui la dépasse infiniment. Autrement dit, le respect de divers canons, ordos et coutumes propres à la Tradition de l’Église d’Orient ne suffisent pas à faire de moi une orthodoxe.
Ce qui fonde mon orthodoxie, c’est une rencontre. LA rencontre avec Celui qui est à la fois notre but et notre compagnon de route, l’Alpha et l’Oméga. Et cette rencontre avec la Vérité en Personne advient par divers canaux. L’orthodoxie historique en est certainement l’une des glorieuses expressions, mais pas la seule non plus, autrement ce serait prétendre enfermer le Christ dans l’étroitesse de nos catégories humaines. S’Il a daigné assumer notre nature terrestre c’est justement pour la dilater aux dimensions du ciel, faisant sauter les verrous de nos raisonnements étriqués, de nos perceptions nécessairement partielles quand bien même estampillées canoniquement « orthodoxes ».
Revenons au sens premier, étymologique du terme : la droite opinion (ὀρθή δόχα) est celle qui confesse la divino-humanité de Jésus mort et ressuscité, gage de notre propre accès à la vie divine pour laquelle nous avons été créés. Et de cette foi juste procède une louange droite – autre sens du terme « orthodoxie ». Une louange qui sans cesse se réinvente. Car qui peut prétendre épuiser en des concepts ou des poèmes le mystère de l’Incarnation du Christ ?
La théologie byzantine, tout comme les hymnes, affirme au contraire avec constance ses propres limites, son incapacité à dire Dieu, à chanter adéquatement ses merveilles. « Trinité dont même les ombres confuses me remplissent d’émotion »3, bégaie au IVe siècle le grand Cappadocien Grégoire, au soir d’une vie passée à prier et à chanter le mystère de Dieu. Le dogme n’est là que pour poser une frontière en formulant ce que Dieu n’est pas, sans s’arroger la faculté de définir pleinement ce qu’Il est. Certes la chrétienté d’Orient, passée par le moule uniformisant de la culture byzantine, exprime quelque chose de cette « orthodoxie », mais sans jamais en venir à bout, encore moins en constituer la plénitude. Celle-ci ne se trouve, une fois encore, qu’en Christ, image du Père, révélé à nous par l’Esprit. Et, comme nous le savons, « l’Esprit souffle où Il veut. »4 Tout de même, est-on tenté de persister à s’interroger, un tout petit peu plus chez les orthodoxes, non ?
Prenons la question par l’autre bout. Je sais que – même héritière d’une riche et plurimillénaire tradition ecclésiale à laquelle j’adhère de tout mon être – lorsque j’invoque le nom du Seigneur dans le secret de mon cœur, s’interposent des représentations mentales, des biais psychologiques, des désirs contradictoires (sans parler des manœuvres de celui qui veut nous faire manquer notre but…). Autant de taies voilant la Vérité du Visage de Ressuscité qui me fait face, de ce corps du Christ auquel je souhaite m’agréger. La certitude première de marcher dans le droit chemin repose donc dans la franchise de ma quête, sans cesse à réajuster à mesure que je m’aperçois combien je suis dans l’erreur, tributaire de conditionnements – anthropologiques, sociétaux… – qui façonnent nécessairement mon élan vers Dieu. Cette sincérité hésitante ne vient pas de moi, c’est déjà la trace du Seigneur à l’œuvre.
Une trace que je découvre alors également dans mes semblables, animés de la même soif. Nous nous reconnaissons attirés par un désir de communion mutuel qui nous est naturel car il est constitutif de notre être profond. Il est l’image du Dieu-Amour en nous.
C’est donc ensemble que nous pouvons nous tourner vers notre Créateur, dans une action commune de prière. Une liturgie qui nous introduit dans une dimension plus grande de l’existence. Par notre rassemblement, nous formons un tout qui est plus que la somme de nos individualité humaines. « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, Je suis au milieu d’eux », nous assure le Christ5.
Cette plénitude divino-humaine de l’Église Corps du Christ est-elle réservée à l’assemblée des fidèles orthodoxes ? Elle est pourtant étymologiquement « catholique » (καθ´ ὃλον : selon le tout), c’est-à-dire qu’elle constitue la totalité de l’Église en chaque lieu de son rassemblement. C’est pourquoi, nous autres orthodoxes, affirmons notre catholicité lorsque nous récitons le symbole de foi : « Je crois en l’Église une, sainte, catholique et apostolique ».
Venons-en à la question qui fâche : l’Église catholique romaine serait-elle amoindrie de cette plénitude, écornée du fait que certains de ses dogmes récents ne nous semblent pas très orthodoxes ? Ne faut-il pas – plutôt que de condamner l’image figée d’une croyance que nous estimons erronée – considérer le caractère dynamique d’une foi qui louvoie vers son but, telle l’Épouse du Cantique des cantiques assoiffée de l’Époux et qui erre à sa recherche dans des lieux pas toujours bien fréquentés ?
Avant de lapider cette malheureuse femme et ses complices hétérodoxes, considérons notre propre itinéraire. Attendons, pour jeter la première pierre, de pouvoir affirmer avec assurance suivre nous-mêmes de façon rectiligne le sentier dessiné par le témoignage – parfois jusqu’au sang – de nos Pères et Mères dans la foi orthodoxe.
Nous savons que l’Esprit Saint n’attend qu’une chose : faire de nous, de toute l’humanité, une seule Église, c’est-à-dire nous introduire dans la joie de la vie divine. Mais Il ne peut agir contre notre volonté. Nous voici ramenés chacun à la racine de notre démarche d’orthodoxe en herbe, suggérée par le père Cyrille Argenti : se convertir toujours plus profondément au Christ. Supplier de Le connaître toujours davantage, en Lui laissant l’initiative de trouver la route pour nous rejoindre. « De combien de façons ma chair Te désire dans une terre déserte, sans chemin et sans eau ! »6 pouvons-nous gémir avec le psalmiste. Ce changement intérieur constant entre nécessairement en résonnance avec notre manière de faire Église. Il implique un tâtonnement commun, dans l’incandescence partagée des cœurs. Chercher la Vérité de la foi dans sa catholicité ecclésiale, par une dynamique de réforme permanente : c’est peut-être cela, devenir orthodoxe.
Olga Lossky-Laham
Olga Lossky-Laham est romancière, biographe et doctorante en théologie, mère de 3 enfants. Elle est engagée dans une réflexion sur l’actualisation de la tradition orthodoxe et la transmission de la foi. Elle est également membre fondatrice de l’équipe éditoriale des Chroniques du Sycomore.
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