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Dostoïevski : l’échec du Prince Mychkine

Photo : Xénia Cr.

Dostoïevski n’est pas un chrétien qui cultive la nostalgie. Il cherche au contraire à réinstaller l’éthique chrétienne au cœur du monde moderne — dans une période où les athées se font de plus en plus nombreux, où la science, la technique et la politique offrent des promesses inouïes mais font naître de nouvelles menaces, où les familles vacillent, où la vie sociale bouillonne et semble marginaliser la morale évangélique. L’un des ses romans les plus célèbres aborde ce thème de manière très directe, comme dans une expérimentation. Il s’agit de L’Idiot. Dostoïevski y met en effet en scène l’irruption d’un homme « positivement beau » (lettre à sa nièce Sofia Alexandrovna Ivanova du 1er Janvier 1868) dans la Russie urbaine de la fin du XIXe siècle. L’écrivain est bien conscient de la difficulté d’un tel projet — « surtout actuellement » ajoute-t-il, où règnent le cynisme, la misère sociale et la perte des repères traditionnels. Il ajoute qu’il « n’existe au monde qu’une seule figure positivement belle : c’est le Christ ». Comment approcher de cet idéal aujourd’hui ?

Dostoïevski imagine Mychkine, un être totalement candide, incapable de mentir, de dire du mal de ses semblables, d’attaquer et même de résister à autrui. Il est tellement différent des autres, tellement innocent, qu’il passe pour un déficient mental, un mélange pitoyable de Don Quichotte et de fol-en-Christ. Il vient d’ailleurs de passer plusieurs années dans une clinique suisse pour soigner, sans succès, son épilepsie. Il revient à Saint-Pétersbourg, étranger à son propre pays, naïf et un peu ridicule. Il se lie rapidement avec les représentants de divers milieux. Il fait connaissance de parasites prêts à tout pour obtenir un avantage, de jeunes nihilistes désespérés, d’ambitieux sans scrupule, de familles déclassées. Il fraternise avec un riche marchand impulsif et violent, persuadé que tout s’obtient avec de l’argent. Ce Rogojine est amoureux de la belle Nastassia Filippovna, maîtresse d’un aristocrate, et prétend « l’acheter ». Mais la jeune femme est également convoitée par un honorable membre de la haute société, l’hypocrite général Epantchine. Mychkine est invité dans la famille du général. Son innocence fascine la benjamine, Aglaïa, éprise d’idéal. Mais Mychkine cherche d’abord à « sauver » Nastassia Filippovna. La rencontrant enfin au cours d’une soirée scandaleuse, il lui propose de l’épouser. 

On constate tout d’abord que le prince bouleverse tous ceux qu’il rencontre. Indifférent au jeu des hiérarchies sociales et des intérêts égoïstes, il dévoile spontanément les mensonges, les faux-semblants, les calculs de la société. Il bouscule un ordre brutal et contraint chacun de révéler son véritable visage. Il passe pour un fou, puis pour un sage, voire pour un saint. Il séduit les deux héroïnes du roman par sa pureté morale. Et cependant Mychkine ne parvient pas à transformer le monde. Pire, il accélère les catastrophes. Faute de savoir choisir, il précipite la perte des femmes qui l’aiment. Désespérée par son enfance volée et son existence perdue, Nastassia Filippovna s’enfuit avec Rogojine, qui l’assassine. Quant à Aglaïa, repoussée par Mychkine, elle s’entiche d’un officier polonais qui se révèle être un escroc. Personne ne sort régénéré à son contact : la société demeure aussi médiocre qu’auparavant. Enfin, lui-même replonge dans la maladie et la « détérioration totale des organes de l’intelligence ». Il repart définitivement dans sa clinique suisse. 

Pourquoi la mission christique de Mychkine échoue-t-elle ? Dès la deuxième partie du roman, le jeune homme perd de son aura. Devenu riche après avoir reçu un héritage, il s’installe dans le voisinage des Epantchine, dans la villégiature de Pavlovsk. Il devient un ami et même un fiancé à peu près acceptable. Identifié, apprivoisé, rattrapé par les intérêts mondains, il voit sa paradoxale puissance de comprendre et de pardonner décroître. De plus, il s’entoure d’une bande de parasites qui brouillent son image auprès des hommes. On comprend que les qualités de Mychkine — sa non-résistance au mal principalement — le rendent aussi fragile qu’elles le faisaient invincible. Le problème de Mychkine est qu’il ne peut pas dire « non » : c’est sa grâce, et sa maladie. Son action de révélation et de rachat moral ne saurait durer. La pure ouverture à autrui qu’il représente ne peut donc que s’évaporer, détruite par sa fragilité même.

Que manque-t-il à Mychkine pour accomplir sa mission salvatrice ? La puissance de la vie. Son amour pour autrui provient d’une carence vitale, et non d’un trop-plein d’amour. Il est pathologique, et non sain. 

Si, pour Dostoïevski, l’éthique ne se réduit certes pas à un choix rationnel entre plusieurs actions (comme le font, la plupart du temps, les morales non religieuses), elle peut avoir diverses sources, plus ou moins fécondes. Négativement, l’échec de Mychkine permet de comprendre la seule origine de l’éthique authentique chez Dostoïevski. Celle-ci dépend d’un principe de vie, plus profond que la seule santé au sens médical, mais qui constitue une sorte de don de Dieu à cultiver. Comparons, pour mieux le comprendre, le prince Mychkine et un autre personnage lumineux créé par Dostoïevski dans son dernier roman, Les Frères Karamazov. Aliocha, le jeune novice, peut paraître très proche de Mychkine : un autre homme candide et doux. Mais si on lit attentivement, on s’aperçoit que son être profond n’est pas dirigé par les mêmes forces. Le narrateur insiste sur le fait qu’il ne faut pas confondre Aliocha avec le Prince Mychkine, ne pas l’imaginer comme « une nature maladive, extatique, pauvrement développée, un rêveur pâle, un petit homme souffreteux et maigrelet » — sous prétexte qu’il est novice au monastère. Aliocha est au contraire « un adolescent de dix-neuf ans de belle prestance, aux joues rouges, au regard clair, débordant de santé ». Toute sa description semble placée sous le signe de la santé et de la vie. C’est une forte puissance d’amour pour la création qui fait la beauté morale d’Aliocha. Celle-ci est encore fragile, trop maladive chez Mychkine. La vie constitue donc le fond de l’éthique dostoïevskienne. 

Michel Eltchaninoff

Michel Eltchaninoff, philosophe, normalien et spécialiste de Dostoïevsky, est rédacteur en chef de Philosophie-magazine. Il a fondé en 2016 l’association Les Nouveaux Dissidents.

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