Dans sa prière, Saint Éphrem le Syrien demande à Dieu « Ne m’abandonne pas à l’esprit de paresse, de découragement, de domination et de vain bavardage ». Il est difficile, lorsqu’on s’essaie à mettre des mots sur ce qu’il s’est passé le 7 octobre dernier en Israël et Palestine de ne pas tomber dans ces quatre écueils. Mais il est difficile aussi de rester muet au milieu d’un déferlement médiatique qui ne clarifie pas les événements mais, souvent, les obscurcit encore davantage tant il est pleinement partie prenante de la guerre en cours.
Or chercher des mots justes pour saisir la situation n’est pas un maniérisme : c’est chercher à être, autant que possible, de plain-pied avec ce qu’il se passe là-bas depuis notre vie ici, c’est-à-dire refuser que « là-bas » reste dans l’abstraction, et affirmer qu’il nous concerne pleinement et à divers titres. Éphrem nous donne peut-être à cet égard une piste sur la nature de ce qui se joue et la juste attitude à adopter lorsqu’il demande à Dieu de lui accorder « l’esprit d’intégrité, d’humilité, de patience et de charité ». Car ce que nous révèle ce 7 octobre depuis le point de vue, limité mais qui est le nôtre, de l’opinion publique occidentale, c’est peut-être une crise de la compassion.
La vision des crimes commis par le Hamas sur des innocents Israéliens, en particulier sur des personnes âgées et des enfants, est insupportable. Elle suscite en nous, à juste titre, la colère, le dégoût, le désespoir et la peur. Elle vient aussi nous marteler, en creux, cette question : où était ton cœur toutes les autres fois où ont été tués, sous tes yeux, des vieillards et des enfants innocents Palestiniens ? Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit nullement de nourrir une « compétition entre victimes » ou de s’essayer à la confection d’une odieuse échelle des crimes permettant de relativiser les uns par rapport aux autres. Mais de remonter à la source de notre juste colère : dès qu’une vie humaine est détruite, c’est une singularité absolue, voulue par Dieu comme telle, qui disparait de la Création. Chaque vie humaine est un absolu et doit être pleurée en tant que telle. Il y a de la justice dans les larmes aussi.
Or c’est de cette justice dans la compassion dont nous avons manqué affreusement lorsque nous nous sommes collectivement accoutumés du « conflit israélo-palestinien » et de sa morne litanie de morts, qui n’a pas commencé ce terrible 7 octobre et qui se continue aujourd’hui par les bombardements sur Gaza – lesquels ne détruisent pas des « masses » indifférenciées, parfois même animalisées, mais des vies singulières, pleines et complexes, dignes. Cette date nous invite peut-être à ne pas être « paresseux » en matière de compassion, à ne pas nous « décourager » face à une situation enlisée et semble-t-il parfois inextricable, à ne pas non plus faire de ce qui se passe là-bas un objet de voyeurisme ou de « bavardages ». Mais à considérer chaque vie humaine comme égale et infiniment digne de compassion, et à élaborer l’attitude politique la plus juste en conséquence.
Texte publié initialement pas le Collectif Anastasis le 13 octobre 2023
Extrait du manifeste du Collectif : Anastasis est un mot grec signifiant « résurrection » et « insurrection ». A nos yeux, cela désigne deux pôles de la vie chrétienne : nous croyons en un Dieu d’amour mort sur la Croix et ressuscité, promesse de salut pour tous les hommes ; nous croyons que ce Dieu nous invite à combattre, en tout lieu et en tout temps, pour la justice, et que son règne est déjà à l’œuvre là où l’amour s’exerce concrètement.
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