Dans le Monde de Narnia, L’Armoire magique, 2ème tome des Chroniques de Narnia de C.S. Lewis, les quatre enfants Pevensie sont étonnés de constater que l’armoire n’est pas une porte permanente vers un autre monde et qu’elle ouvre l’accès au monde de Narnia seulement à certaines rares occasions. Ces enfants s’exclament alors: « Mais si une chose est réelle, elle doit être là tout le temps ! ». « Le doit-elle, vraiment ? » répond le professeur, à la manière du Christ dans les évangiles, par une question révélatrice.
La porte que la littérature nous ouvre vers un autre monde est parfois là, si nous avons la patience de la chercher et de l’attendre ; et parfois elle ne l’est pas, parce que la littérature, comme on le dit pour le Lion Aslan, n’est pas « apprivoisée», mais plutôt une réalité « sauvage ». Ses images et symboles nous mènent vers d’autres mondes ou nous aident à mieux comprendre le nôtre, à trouver son côté merveilleux et mystérieux. Mais si on essaye de forcer la porte, si on demande trop de logique implacable ou de sens mathématiquement clair, ou si on l’utilise dans un but malhonnête, la porte se referme ou reste invisible à nos yeux.
On peut appliquer cela à la lecture des Chroniques de Narnia. C’est un livre très riche en significations malgré son apparente simplicité de conte pour enfants. Ici, je me propose de n’en poursuivre qu’une d’entre elles: le rôle que peut avoir la littérature dans notre vie. Tout au long des 7 tomes des Chroniques de Narnia, il y a un jeu de mise en abîme : les héros déclament de la poésie, racontent parfois leur histoire ou réclament des récits à d’autres personnages. Nous allons voir les différentes formes de littératures que les personnages de Narnia utilisent et comment cela peut nous aider nous-mêmes à analyser d’autres œuvres littéraires.
Pervertir la littérature afin de manipuler le lecteur
Les Calormènes – ce peuple puissant, cruel et raffiné vivant au sud du pays de Narnia – préfèrent dire les choses par des formules métaphoriques, bien souvent pour cacher un sens tout à fait pragmatique ou ennuyant – les « proverbes (ou les vers) des anciens ». Quand, par exemple, dans Le cheval et son écuyer, le jeune Shasta, demande au pêcheur Ashish ce qui se trouve derrière la colline au nord, celui-ci lui répond que « un de nos poètes a dit que le travail est source de prospérité, tandis que ceux qui posent des questions ne les concernant pas pilotent le vaisseau de leur folie vers le rocher de l’indigence». Il dit cela, nous informe l’auteur, pour ne pas admettre qu’il ne connaissait pas la réponse et qu’il ne s’intéressait guère à la question. Les vers des poètes de Calormen cités nous ramènent, par des figures de style et des métaphores hypocrites, vers la réalité souvent la plus sordide. C’est un essai de « manipulation littéraire ». L’histoire nous révèle plus tard qu’en fait, derrière cette colline, plus loin, il y avait Narnia et le vrai destin du jeune Shasta.
Les Calormènes ont pourtant une autre forme de littérature également: l’art de conter qui, chez eux, est resté un vrai art qui s’apprend à l’école. Leurs histoires transforment les événements de la vie en un conte, elles lui confèrent de la dignité (« Je ne l’ai pas dit aussi bien que ça ! », s’étonne une protagoniste dans Le cheval et son écuyer).
Il y a une autre forme de fiction pervertie, plus grave encore que la poésie manipulatrice des Calormènes. La sorcière-reine du monde souterrain, dans Le fauteuil d’argent, essaye de faire croire aux enfants – par une sorte de fiction à l’envers – qu’ils avaient imaginé le soleil, à partir d’une lampe, seule réalité bien concrète, et que le monde extérieur n’existait que dans leur imagination. Ensuite, la sorcière prétend que cette fiction n’est qu’une forme de rêvasserie infantile, qui nous détourne de la réalité. Elle leur propose une « vérité alternative » tout à fait fausse, qui ramène le haut au bas – et par extension, le spirituel au matériel. C’est une fiction à l’envers, car la vraie littérature est tout à fait à l’opposé de cela : elle nous aide à entrevoir et à en déduire intuitivement, par l’histoire, l’existence des réalités supérieures, comme on le verra par la suite.
Il y a aussi dans Narnia la fiction de type « fake news », la fiction malveillante, qui se fait passer pour la réalité – c’est ce qui arrive, par exemple, dans La dernière bataille, quand un singe fait croire aux Narniens qu’un âne déguisé d’une fourrure de lion serait Aslan, et invente des commandements de ce faux Aslan pour les terroriser et les exploiter.
Le bon usage de la littérature
Tout cela arrive à des moments de crise ; mais dans les temps habituels, les Narniens et les habitants d’Archelland, le pays voisin et allié, ont développé une forme de littérature digne de ce nom. Chez eux, des bardes racontent avec des chants les aventures des héros et d’Aslan, comme celui de la fin du Cheval et son écuyer qui raconte l’histoire des quatre enfants, ou le poète aveugle qui raconte au début du Fauteuil d’argent le « conte ancien » de ce même « Cheval et son écuyer ». Les prophéties sont exprimées par de courts poèmes, comme par exemple la prophétie d’Aslan et des quatre rois et reines racontée dans L’armoire magique : « Le mal se change en bien / Aussitôt qu’Aslan revient ». Dans ce type de littérature, le réel se mêle au fantastique ou plutôt, le fantastique se révèle réel, et les poèmes expriment mieux la vérité que la prose. Cette sorte de littérature préserve de l’oubli des vérités anciennes et sert de guide spirituel.
Dans la « littérature narnienne», certains contes et légendes s’avèrent donc être vraies – comme, d’une manière plus indirecte, elles sont « vraies » aussi dans notre monde. C’est d’ailleurs aussi une mise en abîme, faisant réfléchir sur la vérité profonde du livre lui-même, car ces légendes chantées par les bardes, auxquelles on fait référence, se réfèrent souvent à une histoire racontée dans un autre chapitre des Chroniques. Par exemple, dans Le prince Caspian, nous apprenons que la nourrice de Caspian lui racontait des contes sur le passé de Narnia, quand les animaux pouvaient parler et il y avait des esprits des arbres et des rivières, ainsi que d’autres créatures fantastiques – réalité décrite dans les contes précédents. Mais ces contes étaient interdits à l’époque de Caspien, parce que subversifs. Depuis plusieurs générations, les hommes qui avaient conquis Narnia avaient essayé d’effacer jusqu’à leur souvenir. C’est grâce à ces contes que Caspian apprend à aimer la « vieille (véritable) Narnia ». Un jour, il apprend que les contes qu’il avait aimés étaient vrais… et il devient l’allié et finalement le roi de ces créatures fantastiques.
Dans L’Odyssée du Passeur d’Aurore, les héros Lucy et Edmund connaissent beaucoup de choses qui peuvent les guider dans leur quête les menant au pays d’Aslan, parce qu’ils ont lu les « livres qu’il fallait » – c’est à dire, les livres d’aventures et de voyages, les romans qui parlent de vaillantes quêtes, de chevaliers et de dragons. Eustache, leur cousin, au contraire, ne les a pas lues et les méprise («le genre de livres que lisent ces enfants Pevensie », les appelle-t-il avec dédain); il n’a lu que des livres « documentaires, avec des photos de silos à grain » et refuse de reconnaître la réalité de Narnia, un des traits qui le rendent invivable au début, et ne l’aide pas du tout à se débrouiller lors de ce voyage, avant sa transformation. Il ne sait pas ce que c’est qu’un dragon, avant de le devenir, ni quels dangers se rattachent à son trésor. Ripicheep, la souris-chevalier parlante, de son côté, est nourri d’histoires d’aventure et d’héroïsme (« car il avait la tête pleine de tentatives désespérées, de charges-pour-vaincre-ou mourir, et de derniers carrés héroïques »), ce qui le rend un vaillant chercheur du Ciel – un voyageur vers le Royaume d’Aslan, et le seul qui l’atteint, à la fin. Non seulement les légendes qui disent vrai et les prophéties ancestrales formulées en vers, mais également la fiction romanesque, le fantasy héroïque et les contes, aident les héros à poursuivre une quête avec courage, à trouver les bonnes réponses et à prendre les décisions justes.
Dans ce même livre, on nous propose même le prototype d’une histoire fantastique révélant les vérités ultimes. Lucy lit dans le livre du magicien-étoile une histoire qui l’émerveille, la meilleure histoire qu’elle ait jamais lue – et qui devient plus tard, pour elle, le modèle d’une belle histoire. Elle l’oublie aussitôt et ne reste qu’avec un souvenir « d’une coupe, une épée et colline verte », ce qui fait clairement référence aux légendes du Graal. Or, tout en faisant partie d’un corpus de légendes issus de la tradition celtique, le Graal est aussi la coupe eucharistique, le symbole de l’Incarnation et de la rédemption. Lucy demande à Aslan de la lui raconter à nouveau, et sa réponse est « Je vais te la raconter pendant des années et des années! » C’est, on peut le dire avec assurance, l’évangile sous forme littéraire.
Pour conclure
Les Chroniques de Narnia sont d’ailleurs elles-mêmes une sorte de « fiction vraie », puisque les héros se trouvent plongés pour du vrai, dans le cadre de l’histoire, dans un conte. Mais elles sont en même temps un monde imaginaire construit à leur mesure, qui révèle des réalités spirituelles aux protagonistes comme aux lecteurs. Les enfants y sont envoyés pour mieux pouvoir rencontrer Aslan dans notre monde (comme il le révèle à la fin du Voyage de L’Odyssée du Passeur d’Aurore).
Narnia nous offre ainsi un bon résumé de ce qu’est la « bonne » littérature, et de ce qu’elle n’est pas. Narnia nous donne quelques idées de ce que la fiction peut avoir de dangereux, si elle sert comme moyen hypocrite de cacher la réalité – la manipulation -, ou si elle nous embobine par des « fake news » et des « vérités alternatives ». Mais Narnia nous apprend surtout que la littérature peut être une porte mystérieuse vers « Ailleurs »; un révélateur de vérité, un gardien de la Mémoire; un moyen de dépassement de nos dimensions terrestres ; un guide pour se mettre en quête des archétypes en toute chose et nous mener vers le Royaume.
Alexandra de Moffarts
Docteur en linguistique, Alexandra de Moffarts est enseignante de religion dans les écoles, en Belgique, ainsi qu’à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Jean (Bruxelles).
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