Lorsque nous ressentons en nous la joie de la communion au Christ durant la prière, et que nous sommes jugés dignes de porter sa croix, cela ne veut pas dire que la prière soit parvenue à son terme. C’est au contraire pour nous une invitation à commencer à nous initier au mystère de la prière qui dépasse l’entendement humain : nous découvrons que nos prières deviennent pour les autres une source de puissance spirituelle.
Celui qui aime les pécheurs comme le Christ les aime, qui compatit à la souffrance des pauvres et des malades, et qui est disposé à se dépenser pour eux, est justement celui qui est capable de prier pour eux et d’obtenir leur guérison, leur consolation et leur réconfort.
Lorsque la prière s’élève au niveau de l’amour divin par une obéissance assidue à l’Esprit et qu’elle s’épanouit en communion au Christ, elle devient alors puissante et efficace, au point d’être pour les autres une source d’assistance spirituelle, de réconfort et de consolation. Elle devient même capable d’obtenir pour les autres la rémission de leurs péchés.
Ici, la prière commence à jouer un rôle des plus importants pour le salut des autres, pour le pardon de leurs péchés et la manifestation de la miséricorde divine en ceux qui sont loin de Dieu par indifférence ou par ignorance.
Un seul qui prie avec ferveur, dans sa chambre, dans le secret, peut causer, par son union au Christ, le salut de milliers de personnes.
Nous ne pouvons progresser dans les degrés de la prière, acquérir une véritable assurance auprès de Dieu, ni recevoir le don des larmes que dans la mesure du progrès de notre compassion envers ceux qui souffrent et sont outragés (soit par les hommes, soit par le péché) : Souvenez-vous des prisonniers comme si vous étiez emprisonnés avec eux et de ceux qui sont outragés, comme étant vous aussi dans un corps (Hé 13,3). Autrement dit, le progrès de notre intimité avec Dieu, qui a son centre dans la prière, dépend fondamentalement du progrès de notre connaissance des fardeaux des hommes et de notre disposition à les porter avec eux avec plus de générosité.
Notre communion à la peine de ceux qui souffrent, qui sont malades ou outragés, et notre capacité à porter leurs fardeaux ne nous viennent pas d’une simple philanthropie humaine, d’une compassion passagère ou du désir d’être bien vus ou de recevoir des éloges ; car une telle compassion serait vouée à diminuer bien vite, puis à disparaître. Mais c’est par la prière persévérante, pure, sincère, que nous recevons ces sentiments, comme un don de Dieu qui nous rend capables, non seulement de persévérer dans cette communion avec les plus faibles, mais encore d’y progresser au point de ne plus pouvoir vivre sans eux (1 Th 3,8), et de ne trouver de repos que dans le partage de leurs peines et de leurs souffrances. Le secret de ce charisme réside dans notre communion au Christ, dans notre participation à sa nature et à ses qualités divines, de sorte que ce soit lui désormais qui opère en nous à la fois le vouloir et l’opération même (Ph 2,13). Ainsi notre communion aux souffrances des hommes et notre communion au Christ dépendent fondamentalement l’une de l’autre au plus haut degré ; de sorte que porter la croix du Christ signifie par le fait même prendre part à la croix des hommes, sans restriction, jusqu’au bout.
La prière parvient à son degré de pureté authentique lorsque nous nous y oublions totalement, c’est-à-dire que, délibérément, nous cessons de nous intéresser à nous-mêmes et préférons nous occuper uniquement des besoins, des soucis et du salut des autres. Le degré de pureté parfaite de la prière est corrélatif du degré de l’amour parfait. Or, l’amour n’est vraiment authentique que lorsqu’il ne cherche pas son propre intérêt : L’amour ne cherche pas ce qui est à lui (1 Co 13,5). S’intéresser à soi, à ses propres besoins – tant spirituels que matériels – dénote une imperfection de l’amour, et par conséquent une imperfection de la prière. La cause en est l’imperfection de notre connaissance intérieure du Christ et de notre union à lui. Le Christ a dit : Ce n’est pas ma volonté que je cherche… (Jn 5,30). Il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis (Jn 15,13). Qui aime sa vie la perd (Jn 12,25). Aimez vos ennemis, priez pour vos persécuteurs (Mt 5,44).
Lorsque nous négligeons délibérément nos propres besoins dans la prière et que nous trouvons notre joie uniquement à demander, supplier et nous dépenser au profit des autres, alors Dieu lui-même commence à s’occuper de nous et à prendre en charge toute notre vie, tant au plan matériel qu’au plan spirituel, jusque dans les plus petits détails. Autrement dit, lorsque nous nous occupons des autres, Dieu s’occupe de nous ; et lorsque nous limitons notre prière et notre supplication aux besoins des autres, Dieu comble nos besoins sans que nous le demandions. C’est ainsi que se réalise, au moyen de la prière, le dessein salutaire du Christ, au sujet duquel il dit à ses apôtres : Allez, de toutes les nations faites des disciples (Mt 28,19).
Ce ne sont pas seulement les pécheurs et les égarés qui ont besoin qu’on prie pour qu’ils se convertissent et reviennent à la connaissance de Dieu, mais nous aussi, vous et moi, nous avons grand besoin des prières des autres. Car trop souvent nous négligeons d’examiner notre conscience et nous y laissons traîner de graves fautes. Nous omettons de nous en accuser pendant de longues années, et elles contribuent à affaiblir notre vie spirituelle. À cause de cela, notre âme se trouve dépourvue de la puissance de Dieu et de l’action manifeste de la grâce. Nous parlons des péchés des hommes, nous prions pour les autres, tandis que le péché couve en nos membres, souille nos pensées et entretient nos passions.
Même les saints, les prophètes et les apôtres avaient besoin des prières des autres. Sans la prière du Christ pour lui, saint Pierre aurait péri à tout jamais par son reniement et sa foi aurait défailli sans retour (Lc 22,32). De même, n’était la prière sans relâche de l’Église pour lui, il aurait terminé sa vie en prison au temps d’Hérode (Ac 12,5). Saint Paul aussi avait une conscience aiguë de l’importance de la prière des autres pour qu’il lui soit donné » d’ouvrir la bouche » pour annoncer le message de l’Esprit et pour qu’il puisse persévérer dans son ministère. Aussi ne cessait-il jamais de demander à chaque Église de prier pour lui (Ép 6,19 ; Col 4,3 ; Ro 15,30 etc.). Le saint, le prophète, l’apôtre ne peut donc se suffire de sa propre prière pour lui-même ou pour son ministère, mais il a vivement besoin que les autres prient pour lui, afin qu’il soit plus entièrement rempli de la puissance divine et que la grâce suscite en lui de nouvelles énergies.
Par la prière, l’homme devient prêtre, en ce sens qu’il devient responsable du salut des autres et capable – dans l’amour, le don de soi et la participation au sacrifice et au sacerdoce du Christ – de les libérer de la condamnation à mort que leur valait leur péché. En se chargeant de leur péché, en gémissant du fond du cœur sous son poids et en faisant pénitence, il devient capable, se faisant pécheur à leur place, de demander leur pardon et de l’obtenir pour eux.
Père Matta El-Maskîne
Le père Matta El-Maskîne (Matthieu le Pauvre) 1919-2006 est un moine copte qui a longtemps vécu en solitaire dans le désert de Scété en Égypte. Il a joué un rôle important dans le renouveau de l’Église copte par ses écrits et son enseignement, ainsi que dans la restauration de la vie monastique au monastère Saint Macaire le Grand.
Source : Extrait d’un texte publié dans Irénikon, revue du Monastère de Chevetogne, en 1986.
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