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La voie du troisième fils

Pourquoi chercher le Christ dans la fiction, quand on peut le trouver de manière plus sûre dans les évangiles, dans les textes liturgiques, sur les icônes, dans la prière et les sacrements?

D’abord, parce que le Christ est partout. Il est le Logos par qui tout a été fait, et les semences du Logos sont présentes dans toute créature. Et si on dit surtout du Saint-Esprit qu’Il « est partout présent et remplit tout », c’est par l’Esprit que l’on reconnaît le Christ, aussi. L’Esprit nous Le montre.

On peut et on devrait donc, sans doute, essayer de le reconnaître partout où Il est. Exclure certains domaines parce que, pensons-nous, sa présence serait trop diluée, trop teinte d’autre chose, même corrompue peut-être, serait nier sa présence dans le monde, oublier son dialogue avec la Samaritaine : « Mais l’heure vient, et elle est déjà là, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité » (Jn 4,23), et non pas seulement en certains lieux ou en certaines formes.

Ensuite, ne Le chercher que dans les formes consacrées et prétendre qu’Il ne peut se trouver ailleurs pourrait nous mener à une forme d’idolâtrie. On pourrait commencer à penser que les évangiles, ou les icônes, Le contiendraient entièrement. Or, rien que le fait d’avoir quatre évangiles qui ont été choisis par l’Église comme canoniques, au lieu d’un seul, montre qu’on ne peut L’enfermer dans un seul « personnage », on ne peut épuiser sa Personne par un récit. Et d’ailleurs, l’apôtre Jean précise : « Il y a encore beaucoup d’autres choses que Jésus a faites ; et s’il fallait écrire chacune d’elles, je pense que le monde entier ne suffirait pas pour contenir les livres que l’on écrirait. » (Jn 21,25) Le monde entier ! Même si le monde était la bibliothèque de l’histoire de Borges (La bibliothèque de Babel), où chaque livre existe dans une infinité d’exemplaires avec toutes les variantes possibles. Même un tel monde ne pourrait contenir tout ce qu’on pourrait dire sur le Christ, parce que sa personne ne se laisse pas enfermer. Elle est toujours insaisissable. On peut toujours ajouter un autre récit, une autre image, pour s’approcher de Lui encore plus et Le rendre plus présent, dans une montée continuelle, asymptotique, comme l’épectase décrite par St Grégoire de Nysse, sans jamais le contenir. C’est un principe de la « théologie apophatique », c’est-à-dire qui définit Dieu en formulant ce qu’Il n’est pas.

Pas un évangile, mais quatre. Pas une icône, mais plusieurs. Non seulement icône, mais aussi symbole, tableau, musique, paysage, récit. Sans même parler de sa présence en chaque être humain (« toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, c ‘est à moi que vous les avez faites», Mt 25,40).

Se limiter aux évangiles pour les récits, ne serait-ce pas faire comme le fils aîné de la parabole du fils prodigue (Lc 15,11-32) ? Le fils aîné reste avec le Père et tout ce qui est au Père lui appartient. L’infinité des biens du Père est à lui, mais il ne pense même pas à demander un seul chevreau pour faire la fête ! Entouré d’une immense richesse, il a oublié de demander, de regarder et de chercher. C’est ce qui pourrait arriver à celui qui se limite volontairement et idéologiquement à la Bible et aux textes liturgiques. Il est entouré de richesses, mais il ne les voit plus.

Pourquoi ne pas demander au Père une part, au moins, de son héritage – ses talents, sa créativité, son amour pour le monde créé – et faire des voyages dans le monde, pour revenir ensuite enrichi, et comme le héros de Chesterton Manalive, après avoir fait le tour du monde, redécouvrir son pays natal, la maison de son père, dans une lumière toute nouvelle ?

On pourrait imaginer un troisième fils que la parabole ne mentionne pas (cela ferait partie des « autres choses » que Jean a laissé de côté, peut-être!) qui ferait ainsi. Qui ne tombe ni dans l’erreur du fils cadet, ni dans celle du fils aîné.

Il y a un monde rempli de richesses là, « dehors » (y a-t-il un dehors, d’ailleurs? Sauf dans « les ténèbres extérieures » !). Le monde est une forêt de symboles, et la fiction jongle avec eux.

Une autre raison pour chercher le Christ dans les œuvres de fiction relève d’une expérience que beaucoup d’entre nous ont faite. Quand une chose est trop claire, trop explicite, le mystère semble entièrement dévoilé, on oublie qu’il y a un mystère qui reste derrière tout. On revient au risque de l’idolâtrie. Mais si le Christ se montre dans les ombres, par des touches légères, derrière un personnage, s’Il fait irruption dans une histoire pour ensuite la quitter, l’effet peut être fulgurant, comme la « joie » décrite par Lewis dans Un visage pour l’éternité. « Somewhere, there is more ». Une figure du Christ peut avoir cet effet d’apparition qui nous demande de Le suivre, de Le chercher encore, plus loin, plus haut.

« Voici, il y a tant d’années que je te sers, sans avoir jamais transgressé tes ordres »: quelles paroles amères mais aussi, quelle pauvreté choisie et assumée ! Chacun voyage et cherche à sa manière, chacun profite à sa manière des biens du Père. Nous ne lisons pas tous de la littérature. Nous ne regardons pas tous des films, nous n’écoutons pas tous les cantates de Bach ; liste non exhaustive. Ne limitons pas la recherche des autres et ne limitons pas la nôtre non plus, en pensant ainsi « ne jamais transgresser ses ordres ».

Restons attachés au Père, pour qui l’obéissance ne signifie pas suivre des règles préétablies, des schémas toutes faites et des chemins battus, mais explorer avec joie et amour la vie qu’il nous a donné, pour la faire monter vers le Royaume.

Alexandra de Moffarts

Docteur en linguistique, Alexandra de Moffarts est enseignante de religion dans les écoles, en Belgique, ainsi qu’à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Jean (Bruxelles).

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