Dans la nuit glaciale de l’hiver 1942, il existe quelques lumières, auprès desquelles on vient chercher un peu de fraternité et d’espoir. Le 77, de la rue de Lourmel est de ces lieux. Ce vaste immeuble crasseux accueille tout ce que la période d’Occupation peut compter comme détresse humaine. La salle commune surpeuplée accueille un mélange invraisemblable : les affamés venus quémander un repas y côtoient des penseurs religieux russes en pleine discussion métaphysique. Dans les mansarde s’entassent des émigrés sans revenus, des ivrognes, des chanteurs d’opéra, d’anciens pensionnaires d’hôpitaux psychiatriques, mais aussi des juifs que le centre protège, en ces temps d’antisémitisme féroce.
Qui est l’âme de ces lieux ? Une silhouette massive de femme, toute vêtue de noir, s’agite entre les étages, cuisinant, soignant, exhortant, brodant, animant les débats philosophiques. Cette religieuse orthodoxe, aux yeux rieurs derrière le cercle de ses lunettes, aux doigts souvent prolongés d’une cigarette, est une personnalité singulière. Jadis membre du parti socialiste révolutionnaire, elle faillit être condamnée à mort par les russes blancs avant d’être contrainte d’émigrer. Deux fois mariée et trois fois mère, les blessures de la vie l’ont conduite à vouloir consacrer toutes ses forces à soulager les souffrances. Ce don total d’elle-même s’est concrétisé par la prise de voile et Élisabeth Pilenko, l’ancienne étoile des salons littéraires pétersbourgeois, amie du poète révolutionnaire Alexandre Blok, est devenue la Mère Marie.
En 1934, elle a ouvert le foyer de Lourmel, dont les 18 chambres et les 100 couverts quotidiens sont un modeste havre de paix pour tous ceux que la vie a meurtris. En cet hiver 1942, Mère Marie a choisi une fois encore de s’engager auprès de ceux qui sont le plus en détresse : les Juifs.
Au moment où les Nazis imposent le port de l’étoile jaune, elle écrit ce poème :
Deux triangles, une étoile,
le bouclier de l’ancêtre David.
C’est élection, non pas offense,
un grand chemin, pas un malheur.
Le signe de Celui qui est, de Jéhova,
la fusion de Dieu et de sa créature,
cette révélation secrète
que vous avez reçue.
[…]
Israël, tu es encore persécuté,
mais qu‘importe la haine des hommes
si, dans l’orage du Sinaï,
Élohim à nouveau te questionne.
À Lourmel, on mène une action de résistance concrète, aidé par le « comité de Dourdan », cellule résistante qui fournit à Mère Marie de la nourriture et des cartes de rationnement. Parmi les compagnons de lutte de la religieuse, il y a le prêtre Dimitri Klépinine, chapelain du foyer de Lourmel, un petit homme aux yeux myopes et doux qui délivre des certificats de baptême. Il y aussi un ancien camarade de Mère Marie au parti socialiste-révolutionnaire : Elie Fondaminski, un juif qui apporte son soutien financier et humain au foyer. Chrétien dans l’âme, il ne veut pas se désolidariser de ses frères juifs plongés dans la souffrance et ne sera baptisé que peu de temps avant sa mort. L’étonnante religieuse a aussi transmis ses valeurs altruistes à son fils Youri, qui participe efficacement aux activités du lieu. Youri n’hésite pas à aller dormir dans le couloir pour laisser sa chambre à une famille indigente.
Lors de la rafle du Vél d’hiv, à l’été 42, Mère Marie a pu, grâce à son audace, sauver trois enfants de la déportation en les cachant dans des poubelles, avec la complicité des éboueurs.
Le centre de Lourmel ne tarde pas à devenir suspect aux yeux des autorités d’Occupation. En février 1943, la Gestapo fait irruption dans le foyer et arrête les principaux membres. Le Père Dimitri est alors longuement interrogé.
– Comment pouvez-vous aider les Juifs ? s’indigne son interlocuteur.
Le prêtre montre alors sa croix pectorale sur laquelle est pendue le Christ :
– Et ce Juif-là, vous le connaissez ?
Il est interné à Compiègne, avec Elie Fondaminski et Youri, le fils de Mère Marie, tandis qu’on incarcère la religieuse à la prison de Romainville. Le 13 décembre 1943, le père Dimitri écrit à sa femme : « Aujourd’hui, sans qu’on s’y attende, on nous a désignés pour être transportés certainement en Allemagne. » Et, quelques lignes plus loin : « En Allemagne, je serai en plus grande sécurité. […] là-bas, nous allons nous perdre dans la masse des personnes inconnues. »
C’est le départ des convois de déportation. Le Père Dimitri et Youri sont acheminés vers Dora et Elie Fondaminsky à Auschwitz. Pour Mère Marie commence le calvaire de Ravensbrück, qui durera près de deux années. Là, aux portes de l’enfer, la moniale continue d’être une lumière pour ses compagnes de captivité. Dans la torture quotidienne de l’univers concentrationnaire, elle ne perdra jamais visage humain, toujours soucieuse de réconforter et de transmettre sa force d’espoir.
Courant 1944, des rumeurs de débarquement parviennent jusqu’aux oreilles des détenues. Mère Marie a fait avec son amie Rosane Lascroux le pari que les russes délivreront l’Europe les premiers. À l’annonce du débarquement anglais, elle décide de broder pour sa compagne un foulard représentant l’événement, dans le style de la tapisserie de Bayeux. Une détenue parvient à tremper la pièce de tissu dans un bain de teinture pour en effacer le numéro de matricule, une autre vole des fils de soie à l’usine de câblerie électrique. Durant les heures d’appel interminables, Mère Marie, cachée par ses compagnes serrées autour d’elles, brode. Rosane Lascroux, atteinte de la dysenterie et évacuée au moment de la libération du camp, rapportera le foulard, noué à la taille et caché sous un repli de peau.
C’est la seule chose qui nous soit revenue de Mère Marie. Aucun des quatre Résistants de Lourmel n’a survécu à la déportation. Leurs corps se sont rejoints dans la fumée qui s’échappe des crématoires et s’élève en direction du ciel. Mère Marie disait à ses compagnes de captivité : « Cette fumée n’est sinistre qu’au sortir de la cheminée. Car regardez-la s’élever, voyez comme en montant elle se transforme en un nuage léger, immatériel, qui se dissipe dans l’espace infini. »
De l’immeuble de Lourmel, démoli peu de temps après, ne reste qu’une plaque rappelant l’action des résistants en ces lieux. Au camp de Ravensbrück a été apposée une plaque similaire, pour que Mère Marie et ses compagnons continuent de vivre dans nos mémoires. Une rue parisienne proche du centre de Lourmel porte également le nom de Mère Marie. L’Église orthodoxe a porté au nombre des saints martyrs ces quatre héros de la fraternité humaine, qui ont méprisé la souffrance et la mort parce qu’ils croyaient avant tout en la beauté de la vie.
Dans un poème prophétique intitulé « Sur la mort », Mère Marie s’interroge sur la force qui la pousse en permanence à agir pour les autres :
M’est donnée une force qui dépasse mes forces
Sans elle, il est beau temps que je serais tombée
Que j’aurais étendu mon corps sur la pierre,
Que je pleurerais pour que tu m’entendes,
Et pour que la terre de la tombe
Soit transie de larmes brûlantes.
Tu as déverrouillé mon cœur à force de malheurs ;
Et voici la route à mes pieds comme une nappe dépliée
Libre de tous côtés. Tantôt pour être mère,
Tantôt pour me tenir au porche de l’église…
Que me feras-tu encore faire ?
Le cœur a tout compris d’avance ;
Le cœur accepte d’avance,
Subie ou voulue la souffrance,
Au milieu des charbons ardents,
Embrase l’encens de l’esprit.
[…]
J’ai lu jusqu’au bout le long livre ;
Après, ce sont des lointains bleus,
Le poudroiement des feux d’étoiles
L’armée des messagers ailés.
Voici mon filet troué,
Usé par tant de rivières…
Qu’apporterai-je de ma pêche
Au seuil de cette autre existence ?
De quel mot brûlant enflammer
La neige de l’éternité ?
Olga Lossky-Laham
Cet article est un extrait du discours prononcé lors de l’inauguration de la plaque commémorant Mère Marie et ses compagnons au 77, rue de Lourmel.
Olga Lossky-Laham est romancière et doctorante en théologie, mère de 3 enfants. Elle est engagée dans une réflexion sur l’actualisation de la tradition orthodoxe et la transmission de la foi. Elle est également membre fondatrice de l’équipe éditoriale des Chroniques du Sycomore.
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