Aujourd’hui l’hexapsalme se place au début des matines. Il est composé des psaumes 3, 37/38, 62/63, 87/88, 102/103 et 142/143. C’est un temps fort de recueillement, pendant lequel on se tient debout. Un usage indique même de ne pas faire de signe de croix et d’éteindre les cierges dans l’église. Cela représente la nuit dans laquelle le Seigneur est venu au monde. C’est pourquoi nous avons en introduction le verset : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre, bienveillance parmi les hommes », le chant des anges à la Nativité. Mais cela représente aussi la nuit de la Passion, ainsi que celle de la seconde venue (Parousie), quand le Christ viendra « juger les vivants et les morts ». Avant que la lumière ne se lève, le monde lui aussi est comme mort. C’est donc une attitude d’écoute à la fois humble et confiante qui convient à ce moment de l’office.
Je veux profiter de cette indication pour lever un malentendu. Dans une perspective rationnelle on peut contester le fait qu’un signe puisse avoir plusieurs significations. Or dans la perspective biblique cela est tout à fait possible ; les significations peuvent même être antinomiques. Dans la Bible, par exemple, la mer est à la fois un élément salutaire et un élément de perdition. Ainsi dans le psaume 103 (104) aux versets 35-36, la mer est le lieu où vivent « des animaux petits et grands », où « voguent les navires », mais également celui où demeure le monstre marin, Léviathan. Quant à l’eau du baptême, elle purifie des péchés, mais elle est aussi, selon saint Paul, le symbole de la mort d’où le néophyte ressort ressuscité.
Les versets initiaux et la première triade
Revenons à l’hexapsalme. Sa lecture est précédée de deux versets. Le premier est tiré, comme nous l’avons dit, de l’Évangile selon saint Luc : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre, bienveillance parmi les hommes ». Ce verset est répété trois fois et est suivi du 17e verset du psaume 50 (51), le Miserere, répété deux fois : « Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche proclamera ta louange ». Ce dernier verset précédait déjà les dix-huit bénédictions de l’office synagogal. Il y a dans ces deux versets un vrai condensé de notre foi. Nous affirmons l’existence de Dieu « dans les cieux », c’est-à-dire d’un Dieu transcendant ; littéralement le texte dit : « dans les hauteurs ». Mais en même temps nous confessons qu’Il est un Dieu qui vient sur terre en s’incarnant : la « bienveillance » de Dieu, c’est le Christ. Et dans le second verset, nous reconnaissons que nous ne pouvons louer Dieu que parce qu’au préalable Il a ouvert nos lèvres.
Ce n’est que dans une position d’humilité que nous pouvons nous approcher de Dieu ; de nous-mêmes, nous sommes impuissants à Le prier.
Puis commence la première triade (3, 37 et 62). Le thème général des psaumes est celui de la faiblesse de l’homme qui crie sa détresse et sa soif de protection divine face à ses « ennemis ». Il y a beaucoup d’ennemis dans l’Ancien Testament. Cela relève de certains épisodes de l’histoire du peuple d’Israël. Aujourd’hui pour nous, chrétiens, il faut entendre cette lutte dans une perspective spirituelle : une lutte contre les « ennemis invisibles », les pensées qui attisent nos passions. Dans le psaume 3, le fidèle est assailli d’ennemis : « … ceux qui disent à mon âme : Il n’est point de salut pour lui en son Dieu » (v. 3). Là il est clair qu’il s’agit de forces mauvaises qui s’attaquent à l’âme. Mais quelle que soit la menace, matérielle ou spirituelle, c’est « du Seigneur [que] vient le salut » (v. 9). Dans le psaume suivant (37/38), c’est le Seigneur qui est menaçant, mais on comprend vite que la crainte du châtiment est liée à l’état de pécheur : « puanteur et pourriture sont mes plaies » (v. 6). Et même si je cherche à faire le bien, les ennemis sont plus forts si le Seigneur ne vient pas me secourir (v. 23). Enfin le psaume 62 (63) se rapporte directement à la prière du matin, et même plus tôt que le matin puisque : « je veille avant l’aurore » (v. 1). Il pouvait donc bien convenir à l’office nocturne, puisque c’est à cette heure que les moines se lèvent pour prier. Toute la suite exprime l’amour pour Dieu et la confiance que l’orant met en Lui : « Mon âme s’est attachée à Toi, ta droite me soutient » (v. 9). En conséquence « eux », les ennemis, « c’est en vain qu’ils en ont voulu à ma vie » (v. 10).
À la fin de la première triade, le lecteur va dire une brève doxologie : « Gloire au Père, et au Fils et au Saint-Esprit, et maintenant et toujours et pour les siècles des siècles. Amen. » Puis trois fois : « Alleluia, alleluia, alleluia, gloire à Toi, ô Dieu ». Et de nouveau le « Gloire au Père… ». C’est la séquence habituelle qui suit chaque stance dans la lecture du Psautier.
La seconde triade
Dans la seconde triade (87, 102 et 142) les psaumes 87/88 et 142/143 sont empreints de tristesse. Il ne faut pas oublier que les psaumes ne sont pas seulement la prière du prophète David, à qui est attribuée la paternité du Psautier, ils ne sont pas seulement la prière de l’homme, mais ils sont aussi la prière du Christ. Le fait que le Christ priait les psaumes nous est attesté par maints passages de l’Évangile. Et quand nous lisons au psaume 87,5 : « J’ai été compté parmi ceux qui descendent dans la fosse », nous pensons au Christ mis au tombeau. Ceci devient encore plus évident avec la seconde moitié du verset : « Je suis devenu comme un homme sans secours, libre parmi les morts. » N’est-ce pas la condition du Christ lorsqu’Il est descendu aux enfers ? En tant qu’homme, Il est « sans secours » et, en tant que Dieu, Il est « libre parmi les morts ». Notons la condition des morts selon la tradition juive : « eux dont Tu n’as plus le souvenir » (v. 6). Ce à quoi la liturgie des funérailles orthodoxes répond par une demande adressée à Dieu de garder la mémoire du défunt.
Toute la suite dégage un sentiment d’oppression, avec cette question angoissante : « Pour les morts feras-Tu des merveilles ? Ou les médecins les ressusciteront-ils pour qu’ils Te confessent ? » (v. 11), à laquelle nous avons aujourd’hui une réponse dans l’espérance d’une louange perpétuelle dans la Royaume.
Et malgré cette angoisse, le psalmiste crie vers Dieu (v. 14), il ne perd pas confiance.
Le psaume 102/103 qui suit va développer cette affirmation de notre confiance. C’est un psaume de bénédiction qui reconnaît que « le Seigneur fait miséricorde » (v. 6), qu’Il « se souvient que nous sommes poussière » (v. 14). Le psaume se termine par une théophanie et le redoublement de la bénédiction. Enfin le psaume 142 est la supplication du fidèle plein d’humilité : « n’entre pas en jugement aves ton serviteur » (v. 2), « hâte-Toi de m’exaucer » (v. 7), « fais-moi entendre au matin ta miséricorde » (v. 8), « enseigne-moi à faire ta volonté » (v. 10). Puis vient la certitude du salut : « ton Esprit bon me guidera sur une terre de droiture » (10) ; chaque fois que la Bible évoque la droiture ou parle de l’homme droit, elle met l’accent sur la qualité de ce qui est agréable à Dieu, de ce qui est juste et bon.
La fin de la lecture du psaume 142 comporte une reprise : « Exauce-moi en ta justice et n’entre pas en jugement avec ton serviteur ! (v. 1-2) Ton Esprit bon me guidera sur une terre de droiture. (v. 10) » C’est en quelque sorte un résumé de ce que le chrétien demande à Dieu pour qu’Il le guide jusqu’à sa mort. La triade se termine de nouveau par la brève doxologie et trois alleluia.
Pendant que le lecteur lit la seconde triade des psaumes, le prêtre sort devant les portes saintes du sanctuaire pour lire à voix basse une série de 12 prières. Schématiquement il s’agit du regroupement de prières qui faisaient partie d’un office appelé « asmatique » (chanté) propre à Constantinople, remanié au 11e siècle. La première prière rend grâce au Seigneur de nous avoir relevés de notre sommeil pour L’adorer (c’est encore une référence implicite à l’office de minuit). Elle introduit les suivantes qui vont développer le thème de la prière « avant l’aurore », prière de glorification et de supplication, afin que Dieu nous donne le Soleil de justice et fasse de nous des « fils de la lumière ». Les deux dernières prières mettent l’accent sur la louange et la dernière également sur l’action de grâce.
L’importance de l’hexapsalme dans le temps liturgique
Dans le monde d’aujourd’hui où tout est sans cesse en mouvement, l’audition de la lecture de six psaumes d’affilée met à l’épreuve notre capacité à rester attentifs. Or nous avons déjà eu l’occasion de souligner que l’écoute de l’hexapsalme requiert une attitude de recueillement. Pas seulement son écoute, mais aussi sa lecture. Dans un chapitre spécial, cité par Mgr Job Getcha, l’ordo liturgique prescrit :
« Aux matines, le frère désigné psalmodie l’hexapsalme légèrement, avec sérénité et attention. De même, tous se tiennent comme s’ils s’entretenaient avec Dieu Lui-même et priaient pour leurs péchés. […] Personne n’a le droit […] de quitter sa place, de se déplacer ou d’entrer du narthex extérieur dans l’église tant que l’hexapsalme est récité [c’est-à-dire que celui qui arrive en retard doit rester dehors]. »
Un auteur contemporain, ancien supérieur d’un monastère de l’Athos, l’Archimandrite Aimilianos, reprend cet ordo, lorsqu’il écrit : « Le moment où nous lisons l’hexapsalme est un temps de silence complet, d’intensité spirituelle. Tout mouvement est interdit. S’il y a quelque chose à dire ou à faire, il faut attendre la lecture du Psautier [c’est-à-dire des cathismes], pendant laquelle nous avons la possibilité de nous asseoir. » Ainsi avec l’hexapsalme le ton est donné. L’office des matines va passer par d’autres moments pénitentiels, en particulier avec la lecture du Miserere, le psaume 50, mais aussi par des moments plus solennels, particulièrement marqués lors des grandes fêtes. L’office, qui englobe ce qu’en Occident on appelle les laudes, se termine par une doxologie plus étendue, proche du Gloria latin inaugurée par l’annonce : « Gloire à Toi qui nous as fait voir la lumière ». C’est la lumière qui apparaît au matin, mais c’est surtout le Christ-Lumière à qui nous demandons de nous éclairer tout au long du jour et tout au long de notre vie.
Élie Korotkoff
Élie Korotkoff, laïc orthodoxe, spécialiste des questions liturgiques, est responsable de la Commission des traductions liturgiques de la Fraternité orthodoxe en Europe occidentale.
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