Le samedi de la cinquième semaine du Carême est appelé, dans le calendrier des fêtes de l’Église, le « samedi de l’Acathiste ». Cette hymne, chantée par parties successives aux Complies des quatre premiers vendredis du Carême[1], est chantée en entier aux Matines de ce samedi de la cinquième semaine. Au demeurant, nos livres liturgiques ne prévoient ce chant de l’Acathiste que le samedi en question et non en parties successives le vendredi des quatre premières semaines du Carême. Dans les églises paroissiales, l’Hymne Acathiste est chantée le vendredi soir, jointe à l’office de Complies, cela pour faciliter la présence des fidèles ; le matin sont célébrées les Matines et la Divine Liturgie.
Je ne crois pas qu’il y ait un autre texte de l’Église sous forme d’hymne qui soit utilisé aussi fréquemment dans le culte divin que l’Acathiste. Dans les monastères, on le récite chaque jour et les moines le connaissent par cœur. Dans les paroisses, il est l’un des offices les plus chers au peuple des fidèles, et les gens se rassemblent en foule tous les vendredis soir du Carême pour y assister. Beaucoup de questions concernant cette hymne restent sans réponse. La Très Sainte Mère de Dieu, que l’Acathiste célèbre, a constitué, tout au long de la vie séculaire de l’Église, le centre autour duquel gravite la piété des chrétiens, celle que, d’après la prophétie du Magnificat, « toutes les générations » magnifient[2].
Nous n’aborderons pas la question – si contestée d’ailleurs – de la date de la composition de cet ouvrage et de son auteur. Nombreux sont ceux qui l’attribuent soit à saint Romain le Mélode, soit à Georges de Pisidie, soit aux Patriarches de Constantinople : Serge, Germain Ier, saint Photios, Georges de Nicomédie (Sikeliotès), hymnographes, qui ont vécu entre le VIe et le IXe siècle. La tradition se montre assez hésitante à cet égard et les commentateurs plus récents, s’appuyant sur le petit nombre d’indices fournis par le texte, préfèrent, tantôt l’un, tantôt l’autre de ces auteurs présumés. Un événement historique, auquel la tradition associe le chant de l’Acathiste, pourra nous orienter en quelque sorte dans notre recherche : le siège qui eut lieu sous l’empereur Héraclius et la délivrance miraculeuse de Constantinople assiégée par les Perses et les Avares en 626. D’après le Synaxaire, cette hymne aurait été chantée en l’église de la Mère de Dieu des Blachernes après la levée du siège, comme action de grâce et en signe de reconnaissance pour la délivrance attribuée à la puissance miraculeuse de la Mère de Dieu, protectrice de la ville.
Quel que fût son auteur, et quel que fût l’événement historique avec lequel il avait été mis en rapport à l’origine, ce qui reste indubitable – et cela les sources le concernant le montrent – c’est que l’hymne a été utilisée comme chant d’action de grâce adressé au chef de l’armée défenseur de l’Empire byzantin – la Mère de Dieu –, lors des vigiles nocturnes (pannychides) d’action de grâce qui ont eu lieu pour commémorer les événements cités. D’après la remarque de l’auteur du Synaxaire, l’hymne est appelée « acathiste », car à l’époque de la délivrance de la ville impériale et depuis lors jusqu’à nos jours, lorsqu’il était chanté on ne s’asseyait pas[3], tous étaient « debout », en signe de reconnaissance envers la Mère de Dieu, tandis que, « selon l’usage », on restait assis lors du chant d’autres kondakia.
Mais, pour quelle raison chante-t-on l’Acathiste pendant le Grand Carême ? Les levées des sièges mentionnés plus haut n’ont pas eu lieu pendant la période du Carême. Le chant de l’Acathiste est évidemment associé au Grand Carême pour une autre raison, purement liturgique : la fête de l’Annonciation de la Mère de Dieu tombe toujours dans la période du Carême. Il s’agit de la seule grande fête qui, en raison du caractère pénitentiel du Carême, est privée d’avant-fête et d’après-fête. Le chant de l’Acathiste vient justement combler cette lacune : chant célébré par parties successives lors des Complies des vendredis (des quatre premiers vendredis du Carême), et en entier le samedi de la cinquième semaine. En effet, la veille au soir du vendredi fait partie liturgiquement du samedi. Et le samedi comme le dimanche sont les seuls jours des semaines du Carême où la célébration d’événements joyeux est permise. Les fêtes qui tombent en semaine (pendant cette période) sont transférées à ces deux jours-là. Selon certains Typika, l’Acathiste était chanté cinq jours avant la fête de l’Annonciation et, selon d’autres, aux Matines du jour même de la fête. L’Acathiste est le kondakion de la fête de l’Annonciation, l’hymne de l’Incarnation du Verbe de Dieu.
C’est donc une hymne-kondakion. D’après la structure de ce genre poétique, elle comporte un prélude : L’ordre mystérieux une fois connu de l’Ange… et 24 oikoi avec des acrostiches selon l’ordre alphabétique. Son originalité par rapport aux autres kondakia consiste en deux idiomèles dont sont suivis les oikoi. Les oikoi impairs (ceux qui commencent par les lettres/ou numéros 1/3/5/7, etc.) ont comme automèle – c’est-à-dire un tropaire sur la base duquel ils ont été composés –, le premier oikos : Un prince des anges fut envoyé du ciel…. Ce qui est caractéristique de ces oikoi c’est qu’ils sont formés de six doubles apostrophes adressées à la Toute-Sainte Mère de Dieu, commençant par les mots : Réjouis-toi. Ils ont comme refrain le : Réjouis-toi, épouse inépousée, qui constitue aussi le refrain du prélude. Quant aux oikoi pairs (nos 2, 4, 6, 8, etc.), ils ont pour base le deuxième kondakion : Se voyant pure, la Sainte et comme refrain le : Alléluia, alléluia, alléluia.
Le thème du kondakion de l’Acathiste est le mystère de l’Incarnation du Christ, l’accent principal étant mis sur les « prémices » du salut : l’Annonciation à la Mère de Dieu. C’est à l’Annonciation que se réfère le prélude, lequel constitue un abrégé du contenu de l’hymne et les quatre premiers oikoi. Les treize « Réjouis-toi » que renferment les oikoi impairs ne sont qu’un prolongement poétique et une élaboration de la salutation angélique Réjouis-toi, comblée de Grâce[4] :
1) L’Archange Gabriel, chef de file des Anges vient apporter le message divin, le « Réjouis-toi » à la Mère de Dieu.
2) Celle-ci est surprise du mode étrange de sa conception.
3) Gabriel lui fait connaître le dessein mystérieux de Dieu.
4) La Puissance du Très-Haut couvre de son ombre la Vierge qui ne connaît pas de mariage et elle conçoit le Fils de Dieu.
5) La Mère de Dieu rend visite à sa parente, Élisabeth, celle qui va devenir la mère du Précurseur et elles échangent entre elles des paroles prophétiques.
6) Joseph, le fiancé de la Vierge, est troublé par une tempête de pensées de doute, mais un ange lui fait connaître le mystère de la conception de Marie.
7) Le Christ naît et les bergers se prosternent devant l’Agneau de Dieu.
8) Les Mages, venus d’Orient, suivent l’étoile qui leur indique le chemin vers le Roi Tout-Puissant.
9) Ils L’adorent.
10) Les Mages, ces hérauts porteurs de Dieu, retournent à Babylone, en empruntant un autre chemin.
11) En Égypte, où le Seigneur est forcé de s’exiler, Il brise les idoles et, par l’éclat de la vérité, chasse les ténèbres du mensonge.
12) Siméon reçoit dans ses bras, comme un petit enfant de quarante jours, le Dieu véritable et Lui demande de « laisser Son serviteur s’en aller en paix », car ses yeux « ont vu le salut ».
Ici s’achève la première moitié de l’hymne, la partie qui suit le développement historique, contenant les douze premiers oikoi (de 1 à 12). Les douze autres oikoi constituent une élaboration théologique et contemplative du Mystère de l’Incarnation :
1) La nouvelle création, que le Verbe de Dieu réalise de par Son Incarnation, rend gloire à son Créateur.
2) L’étrange Incarnation de Dieu invite les hommes à se rendre étrangers au monde et à transporter au Ciel leur esprit.
3) Le Verbe était tout entier ici-bas, sur terre, sans pour autant être absent du Ciel.
4) Les Anges admiraient l’œuvre de l’Incarnation du Verbe et la communion (qui s’était établie) entre Dieu et les hommes.
5) Les sages et les rhéteurs de ce monde sont restés interloqués, ne sachant expliquer le mystère de la conception virginale de la Mère de Dieu.
6) Notre divin Pasteur nous est apparu comme l’Agneau de Dieu pour sauver le monde.
7) La Vierge devient un rempart de protection des vierges et de tous les fidèles.
8) Toute hymne est impuissante pour acquitter la dette au Roi qui s’est fait chair.
9) La Vierge est le flambeau éclatant de lumière qui nous conduit à la connaissance de Dieu.
10) Le Christ est venu au monde pour lui procurer grâce et pardon.
11) L’action de grâce rendue au Fils se joint à la louange de Son Temple vivant, la Mère de Dieu.
12) Et l’hymne se termine par une admirable apostrophe à la Vierge :
Ô Mère digne de toute louange, qui enfantas le Verbe plus saint que tous les saints, recevant la présente offrande, délivre de toute calamité et préserve du châtiment futur tous ceux qui te crient ensemble : Alléluia.
Dans la bouche de l’ange, d’Élisabeth, des bergers, des mages et des Égyptiens dans la première partie, et des fidèles, dans la deuxième, entrent les 144 apostrophes poétiques et les louanges de la Mère de Dieu, avec de tels contrastes réussis et de belles images théologiques. Elles sont bien connues de tous.
Limitons-nous ici à la lecture des Salutations de la dernière strophe impaire. Son thème est la Mère de Dieu en tant que Temple vivant et saint du Seigneur Tout-Puissant :
Réjouis-toi, Tabernacle saint du Dieu et Verbe,
Réjouis-toi, supérieure au Saint des Saints,
Réjouis-toi, Arche dorée par l’Esprit,
Réjouis-toi, Trésor inépuisable de la vie…
Auparavant, toute l’hymne était chantée ; de nos jours seul le prélude est chanté[5]. Son thème est l’Annonciation :
Une fois connu l’ordre mystérieux, l’Ange alla droit à l’huis de Joseph ; à la Vierge il dit : Celui qui par sa descente a fait pencher les cieux sur la terre, tout entier demeure en toi sans subir de changement.
Le voyant dans ton sein prendre la forme d’un esclave, stupéfait, je crie vers toi : « Réjouis-toi, Épouse inépousée ! »
Jean Foundoulis (+)
Jean Foundoulis (1927-2007), marié et père de trois enfants, a écrit de nombreux livres et articles sur les questions liturgiques. Il a été professeur à l’université Aristote de Thessalonique et directeur de l’Institut patriarcal des études patristiques à Thessalonique.
Source : Extrait des Catéchèses liturgiques publiées par les éditions Apostolia en 2019.
[1]. Usage grec contemporain, dans les paroisses.
[2]. Lc 1, 8.
[3]. D’où le nom « d’acathiste ».
[4]. Lc 1, 28.
[5]. Les pratiques varient d’une Église locale à l’autre, d’une paroisse à l’autre. (NdE)
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