Dans le contexte œcuménique actuel, c’est-à-dire en ce temps où les chrétiens qui ont en commun la foi en la divine Trinité, en la filiation divine de Jésus-Christ et en sa résurrection, tentent de recomposer leur unité visible doctrinale et disciplinaire, cette fête des saints Apôtres Pierre et Paul, le 29 juin de chaque année, est du plus haut intérêt et il n’est malheureusement pas certain que nous en ayons retiré tout le bénéfice qu’elle est en mesure de nous octroyer.
[…] Il se trouve que l’un des deux saints apôtres que fête l’Église, le 29 juin, est l’auteur de l’épître aux Galates. Dans cette épître, nous voyons l’apôtre Paul revendiquer la légitimité d’une autonomie qui doit nous faire réfléchir à la nature exacte de la primauté de Pierre. À la différence de Pierre, Paul n’a pas connu Jésus « à commencer par le baptême de Jean jusqu’au jour où il fut enlevé » (aux apôtres) (Ac 1, 22). Mais, loin de faire ce que, dans notre langage d’hommes et de femmes éduqués à l’école de la psychanalyse, nous appellerions un complexe d’infériorité, il affirme avec une grande assurance être « apôtre, non point au nom des hommes, ni (désigné) par un homme, mais par Jésus-Christ et Dieu le Père » (Ga 1, 1). Dans le premier verset de cette épître saint Paul nous dit donc que son apostolat ne vient pas des hommes et ne lui a pas été conféré par le ministère d’un homme. Et dans sa première épître aux chrétiens de Corinthe, il dit : « Ne suis-je pas libre ? Ne suis-je pas apôtre » (I Co 9, 1) ? Loin de se sentir en situation d’infériorité par rapport à Pierre et aux autres apôtres, il affirme tranquillement être « parti pour l’Arabie, puis être revenu à Damas » (Ga 1, 17). Sans éprouver le besoin de se former, dirions-nous de nos jours, lui qui avait su, à l’époque où il était fanatiquement pharisien, se mettre aux pieds de Rabbi Gamaliel dont il devint le disciple et l’admirateur, le petit-fils d’Hillel. Devenu chrétien, il n’éprouve nullement le besoin de se rendre auprès de ceux que sait Luc appelle les ap’archès autoptai, « ceux qui furent dès le début témoins oculaires » des deux ans et demi de vie publique de Jésus qu’ils avaient suivi, et auprès de qui ils avaient eu chaud au cœur, abandonnant parents (pour ce qui est des fils de Zébédée), femmes et enfants (dans le cas de Pierre). Mais, s’agissant de saint Paul, les interviews, les scoops au sujet de « ceux qui étaient apôtres avant » (lui) (Ga 1, 17) ne l’intéressent pas. Il nous dit son indifférence aux « conseils humains » (Ga 1, 16). Il tient pour plus important de partir en Arabie. Après son retour à Damas où il séjourna sans doute quelque temps, il n’attend pas moins de trois années avant de monter à Jérusalem pour s’entretenir avec l’apôtre Pierre, mais c’est pour ne rester que quinze jours avec celui qui avait été désigné par le Maître comme le premier des apôtres et qui aurait eu besoin de plus de deux semaines si Paul s’était montré plus curieux : la transfiguration de Jésus sur la montagne, la guérison de sa belle-mère par Jésus les parties de pêche sur le lac de Génésareth secoué par la tempête et lui, Pierre, marchant, avec la peur au ventre, sur les flots déchaînés du lac, à la rencontre de Jésus, l’intimité de la dernière Cène et l’expérience de la présence changée du Ressuscité, et toute une foule d’autres faits extraordinaires et passionnants à découvrir, et dont la découverte ne semble pas avoir passionné saint Paul, c’est le moins qu’on puisse dire.
Et si, dans une perspective résolument latine, on veut faire de Pierre le premier pape de Rome, on ne devrait jamais oublier ce que fut le comportement de Paul à l’égard de Pierre lors de ce que l’on peut appeler le conflit d’Antioche. Dans l’épître aux Galates, saint Paul nous dit : « Lorsque Képhas vint à Antioche, je me suis opposé à lui ouvertement, car il s’était mis dans son tort » (Ga 2, 11). Saint Paul ne craint pas de reprocher à Pierre sa lâcheté et son double jeu face aux gens de l’entourage de Jacques venus de Jérusalem à Antioche. Saint Paul se révèle alors bien meilleur théologien que Pierre. Et il doit cette supériorité à sa conversion. Plus précisément, il y a une logique inattaquable entre l’attitude de Paul à trois tournants de sa vie tourmentée mais extraordinairement riche et profonde. Il y eut d’abord l’attitude de Saul de Tarse envers les chrétiens avant sa rencontre avec le Ressuscité sur le chemin de Damas. Après cet événement, qui bouleversa son existence, il y eut son attitude nouvelle à l’égard du Judaïsme qu’il avait tété à la mamelle. Enfin, il y eut la position que Paul défendit vigoureusement contre Pierre à Antioche. Or, ce qu’il y a de commun à ces trois attitudes c’est qu’elles ont toutes trois étés engendrés par une évidence que saint Paul eut le génie d’apercevoir le premier de tous et qui illumina et unifia toute sa vie. Cette évidence fut la suivante : […] entre la religion et la foi il faut choisir. Ou bien l’homme est sauvé par l’observance sécurisante des prescriptions mosaïques – le shabbat, la circoncision, la nourriture casher, etc. – ou bien c’est par Jésus Christ qu’on est sauvé, par Jésus Christ qui est le Sauveur, le salut étant la réception du saint Esprit dont Jésus Christ est l’unique Dispensateur ici-bas parce que, de toute éternité, dans l’intimité de la vie trinitaire, il en est le Réceptacle éternel. […] Et si le salut est en Jésus-Christ Donateur du salut, c’est-à-dire Dispensateur de l’Esprit, point n’est besoin d’imposer aux pagano-chrétiens l’obligation de devenir des Juifs en se faisant circoncire avant d’être baptisés. Car le problème qui se posait aux Judéo-chrétiens était celui de leur répugnance profonde, ancestrale à créer avec des Goyim, des incirconcis, des païens, ce lien sacré qu’est pour tout sémite le fait de prendre un repas avec quelqu’un. Et à Antioche Paul ne craint pas de reprocher à Pierre sa faiblesse et sa lâcheté dès lors qu’il doit affronter les Judéo-chrétiens. Cette attitude de Paul vis-à-vis de Pierre devrait inspirer profondément notre réflexion à ce que peuvent être dans l’Église l’autorité et la primauté.
Mais il y a aussi dans cette fête quelque chose de tout à fait admirable et, pourrait-on aller jusqu’à dire de miraculeux, c’est que, nonobstant le fait que la conception de la primauté et de l’autorité de l’Église romaine d’une part et d’autre part de l’Orient chrétien soit allée en s’éloignant de plus en plus l’une de l’autre, malgré tout, les deux parties du monde chrétien célèbrent aujourd’hui encore le même jour cette même fête. Ce miracle devrait amener les orthodoxes à découvrir en rendant grâces à Dieu que la totalité de l’Orthodoxie n’est pas contenue dans les limites visibles et conceptualisables de l’Église orthodoxe, et que des vérités sont crues fermement, des réalités sont vécues intensément, que des actes sont posés parfois héroïquement, qui sont véritablement orthodoxes bien qu’ils se situent en dehors des limites visibles de l’Église orthodoxe. Les orthodoxes devraient aussi reconnaître avec émotion que c’est l’honneur de l’Église romaine d’avoir uni dans une commune solennité, depuis le troisième siècle au moins, la fête de saint Pierre et celle de saint Paul. De leur côté, les catholiques devraient équilibrer davantage leur conception de la primauté romaine en tenant un plus grand compte de la manière dont saint Paul s’est comporté envers l’apôtre Pierre. Ils devraient aussi se dire que les évêques de Rome sont en continuité apostolique ininterrompue, c’est certain, avec Pierre mais aussi avec Paul et que l’actuel patriarche d’Antioche peut avoir la conviction d’être, tout autant que le pape de Rome, en unité diachronique, sans rupture à travers le temps, avec l’apôtre Pierre.
P. André Borrely (+)
Le père André Borrely a enseigné toute sa vie la philosophie en Afrique puis en France. Il a été prêtre de la paroisse orthodoxe francophone Saint-Irénée à Marseille, de 1994 à son décès en juillet 2017. Ce texte a été publié précédemment dans le bulletin « Orthodoxes à Marseille ».
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