Dans son message pastoral à l’occasion de Noël, le patriarche Bartholomée de Constantinople a souhaité à ses ouailles « une période bénie de douze jours saints » : pourquoi douze, alors que, selon le calendrier liturgique, l’après-fête, ou octave, de Noël prend fin le 31 décembre ? C’est que le patriarche fait référence à une antique tradition, dont nous trouvons des traces un peu partout dans le monde chrétien.
Il faut rappeler que dans les premiers temps du christianisme, le riche système de fêtes liturgiques que nous connaissons aujourd’hui n’était pas encore développé, et l’histoire du salut était présentée de manière beaucoup plus synthétique. Ainsi, on célébrait déjà, bien sûr, Pâques, mais les divers éléments de la vie du Christ ne faisaient pas l’objet d’une fête distincte. La seule date qui ressort des textes des premiers siècles est le 6 janvier, où l’on célébrait « les Théophanies du Seigneur ».
Les orthodoxes qui suivent le nouveau calendrier seront familier de cette pratique, puisque la Théophanie, autrement le Baptême du Seigneur, tombe bien à cette date dans l’usage actuel ; cependant, il nous faut attirer l’attention sur l’usage du pluriel. La première fête historique ne commémorait pas un événement en particulier, mais une série de « théophanies », c’est-à-dire de manifestations de Dieu, qui n’étaient pas spécialement unies dans le temps.
Ainsi, le 6 janvier on célébrait tout à la fois la Nativité du Christ, l’annonce aux bergers, l’adoration des mages, le Baptême dans le Jourdain et les noces de Cana. Ces événements sont des théophanies au sens où Dieu s’y est manifesté en la Personne de Jésus-Christ : par la naissance virginale d’abord, puis aux bergers, c’est-à-dire à Israël, ensuite aux nations en la personne des mages venus d’Orient, et enfin aux apôtres, dont il est dit à la fin de la péricope johannique qu’ils « crurent en Lui » après le miracle de l’eau changée en vin.
C’est donc que les premiers chrétiens célébraient, en plus de la Résurrection, une grande fête annuelle qui enseignait beaucoup de choses sur la révélation opérée par Jésus-Christ. Encore aujourd’hui, les églises arméniennes célèbrent Noël et ces autres événements tous ensemble le 6 janvier. C’est la plupart des autres églises antiques qui ont décidé, au cours du IVe siècle, de diviser cette célébration en plusieurs éléments.
Ainsi déplaça-t-on au 25 décembre, dont la conscience antique de l’Église était que cette date correspondait à celle de la naissance de Jésus, la célébration de la Nativité. Ce choix était motivé, vraisemblablement, par la nécessité de faire pièce aux interprétations que faisaient les ariens des premiers chapitres évangéliques, et notamment du Baptême du Christ, prétendant que c’était seulement dans le Jourdain que Jésus avait été divinisé par la volonté du Père, n’étant par sa naissance qu’un être humain normal.
Fêter pour elle-même la Nativité signifiait bien que c’était déjà Dieu qui reposa dans les langes et la mangeoire ; d’où la riche hymnographie qui se développa dans les siècles suivants, insistant sur le contraste entre la majesté de Dieu et la petitesse des conditions dans lesquelles Il naissait (on pensera notamment au début du kondakion de saint Romain le Mélode, qui dit que « la Vierge enfante Celui qui surpasse tout être »). En Orient, on associa à la Nativité elle-même sa révélation aux bergers dans la campagne environnante et l’adoration des mages, et on laissa au 6 janvier la mémoire du baptême du Christ, avec sa riche théologie trinitaire.
En Occident, les choses se firent autrement : comme le récit évangélique selon Matthieu parle bien d’une certaine période entre la naissance de Jésus et l’arrivée des mages auprès de Lui, le 25 décembre se concentre sur la naissance et l’annonce aux bergers, tandis que le 6 janvier, appelé « Épiphanie », a surtout pour objet l’adoration des mages – d’où la tradition de la galette des rois en France. La mémoire du Baptême du Christ a quelque peu pâti de cet agencement, même si localement, notamment en France, le dimanche qui suit le 6 janvier est réservé à cette commémoration.
De tout cela, il ressort que, liturgiquement comme dans les coutumes qui se sont installées au sein des peuples de tradition chrétienne, la conscience du lien entre ces deux fêtes est restée bien vivante, quoique parfois un peu enfouie. Ainsi, Noël et la Théophanie, dans le rite byzantin, sont célébrées selon un ordo rigoureusement identique ; à l’office royal de None célébré à la veille de Noël, le dernier stichère dit d’ailleurs « nous nous prosternons devant Ta Nativité, ô Christ ; montre-nous aussi Ta divine Théophanie ».
Concernant l’usage ascétique, la pratique fut donc, très tôt, de ne pas jeûner pendant la période de douze jours qui s’étendait de Noël à la veille de la Théophanie, donc du 25 décembre au 5 janvier, même s’il faut noter que la pratique actuelle dans la tradition russe est d’observer un jeune relativement strict (seuls l’alcool et l’huile sont autorisés) le 5 janvier en raison de la paramonie de la Théophanie, ce qui ramènerait plutôt la période sans jeûne à onze jours.
En Occident aussi, on trouve dans les canons du concile de Tours en 567 la consécration de ces douze jours de fête entre les deux dates, qui prenaient souvent des airs de carnaval après les rigueurs du jeûne. C’est en Angleterre, peut-on dire, que cet usage a été porté à son sommet de festivité, puisque l’on y parle des « douze jours de Noël », qui voyaient une véritable succession de célébrations de rue, irrévérencieuses et bruyantes, agiter tout le pays. C’était aussi une période propice à la fréquentation des théâtres, dont les activités étaient en général étroitement contrôlées par l’Église.
Ainsi d’une célèbre pièce de Shakespeare, appelée La nuit des rois en référence aux rois-mages dont l’arrivée à Bethléem est célébrée le 6 janvier ; alors qu’il n’en est pas du tout question dans la pièce. Le titre original, « Twelfth Night, or What You Will », est plus parlant encore, puisqu’il nomme la pièce simplement d’après le jour auquel elle devait être jouée, à savoir le 5 janvier, dernier jour de cette période festive, qui était le point culminant de toutes ces réjouissances. Un peu comme Pâques dure sept jours dans le rite byzantin, Noël durait douze jours dans la tradition anglaise ; et on n’enlevait les décorations (c’était longtemps avant que le prince Albert de Saxe-Cobourg-Gotha, époux de la reine Victoria, n’importe de sa Thuringe la tradition du sapin de Noël, avec toutes ses épines) que le 2 février, pour la fête de la Chandeleur, qui commémore les relevailles de la Vierge.
Dans les traditions occidentales comme orientales, nous souhaitons à nos lecteurs de belles fêtes de Noël, du Nouvel An et de la Théophanie !
Nicolas Vodé
Nicolas Vodé est éditeur au sein d’une maison d’édition chrétienne. Il est lecteur et chantre dans une paroisse parisienne.
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