Cet article est issu d’une longue conférence donnée par le père Macaire, typicariste du monastère de Simonos-Pétra, sur le mont Athos, au sujet des traditions particulières de la sainte montagne au cours de la Grande semaine et de la fête de Pâques. Le Christ est ressuscité ! En vérité Il est ressuscité !
Vers quatre heures de la nuit (23h), un moine passe pour frapper aux portes des cellules, en souhaitant à chacun : « Bonne résurrection ! », puis les pères se réunissent dans l’église pour la vigile. Du fait du transfert des Vêpres et de la Liturgie dans l’après-midi, la vigile pascale byzantine a subi une évolution diversifiée, et la manière de combler le temps jusqu’à la « Résurrection » varie selon les lieux1. Dans certains monastères, on commence par la lecture suivie des Actes des Apôtres, dans d’autres cette lecture achève la vigile pour s’interrompre à l’heure précise de la Résurrection : 6h byzantine (minuit). Ensuite, après la bénédiction du prêtre et le Psaume 50, on chante à voix feutrée, alors que l’église se trouve dans la pénombre, le Canon du Grand Samedi. Pendant le Canon, un des membres de l’Assemblée des Anciens du monastère2 distribue à chacun un grand cierge, qu’il tiendra pendant tout l’office de Pâques.
À la suite de la troisième ode, on fait lecture d’un sermon de saint Épiphane de Chypre sur le Grand Samedi3, dans lequel il décrit de manière dramatique la démarche de saint Joseph d’Arimathie demandant le corps du Christ à Pilate pour aller l’ensevelir : « … Donne-moi le corps de Jésus, qui vient d’obscurcir le soleil… Donne-moi cet étranger, qui est venu de loin, pour sauver celui qui s’était rendu étranger. Donne-moi, cet étranger, dont nous, étrangers, nous ignorons le Père, et qui est venu nous apporter une vie nouvelle et étrangère… Donne-moi celui qui, nu sur la croix, a couvert mon iniquité… » Le Canon ayant repris, parvenus à la sixième ode, on lit le Kondakion du Grand Samedi, et le Synaxaire, commémorant les saints du jour, car aux matines de Pâques, pour la seule fois dans l’année, on ne lira pas le Synaxaire des saints de ce jour, de manière à manifester que ce jour est en dehors du temps et prémices de l’éternité.
L’heure de la Résurrection approchant, un détail significatif est venu s’ajouter, depuis quelques années, à la célébration traditionnelle de Pâques. En effet, au début de l’après-midi du Grand Samedi, on a coutume depuis des siècles4 de célébrer au Saint-Sépulcre à Jérusalem la cérémonie de la « Lumière Sainte ». Toutes les issues ayant été bloquées et aucune flamme n’étant allumée, ni à l’intérieur ni à l’extérieur, le patriarche de Jérusalem, revêtu de tous ses ornements, pénètre alors seul dans le Saint-Sépulcre en tenant en main deux masses de cierges, et lorsqu’il les pose sur la plaque du saint tombeau, ceux-ci s’allument d’eux-mêmes. Puis le patriarche sort pour offrir cette Lumière de la Résurrection aux dignitaires et à tout le peuple qui se presse dans l’église. Par un miracle qui a été même enregistré par les caméras, on voit alors un éclair jaillir du sanctuaire et allumer en quelques secondes toutes les veilleuses et les cierges de la basilique de la Résurrection. Certains pèlerins nous ont assuré qu’ayant pris à pleines mains cette flamme, ils n’en avaient ressenti aucune brûlure. Grâce à l’obligeance des services de l’administration grecque, ce feu sacré, qui depuis des siècles s’allume sur les lieux mêmes de la Résurrection du Seigneur, est alors transporté à l’aéroport, et un avion d’Olympic Airways le mène à Athènes, où il est reçu par des représentants de l’archevêché et de différents diocèses, tandis qu’un autre avion s’envole pour Thessalonique. À son arrivée en fin d’après-midi à l’aéroport de Thessalonique, des gardes-côtes allument à leur tour leur flamme et l’amènent en auto jusqu’à Ouranopolis, et de là, avec une vedette rapide, le feu arrive au port de Daphni, où il est reçu par les représentants de divers monastères. Comme Simonos Pétra se trouve non loin de Daphni, les gardes-côtes viennent nous l’apporter eux-mêmes. Alors que l’on est à quelques minutes seulement de la Résurrection, deux soldats en treillis arrivent essoufflés dans l’église, tenant une lanterne à la main, et, fendant la foule, ils remettent le feu divin de Jérusalem à un prêtre qui l’introduit dans le sanctuaire par les portes saintes. Une fois l’église entièrement plongée dans l’obscurité, alors que les prêtres, à l’intérieur, prononcent à mi-voix le congé de la pannychis, les moines et les fidèles se pressent auprès de l’iconostase. Soudain, les portes saintes s’ouvrent et l’higoumène, tenant en main le chandelier à trois cierges, symbole de notre foi en la Sainte Trinité, qu’il a allumé au feu venu du Saint-Sépulcre, sort en chantant : « Venez, recevez la lumière, de la Lumière sans soir, et glorifiez le Christ qui est ressuscité des morts. »
Une fois que les assistants, qui ont pu accéder à l’higoumène, ont allumé leur cierge, transmettant la lumière à tous les autres fidèles, on forme une procession jusque dans la cour, en chantant : « Ta résurrection, ô Christ notre Sauveur, les anges la chantent dans le ciel, et nous aussi sur la terre… » Parvenu au lieu préparé, l’higoumène lit l’évangile de Marc (Mc 16, 1-8) et prononce la bénédiction initiale de l’Orthros. Tous les concélébrants entonnent alors le tropaire de Pâques qui sera répété des milliers de fois pendant cette période : « Le Christ est ressuscité des morts, par sa mort Il a écrasé la mort, et à ceux qui gisaient au tombeau il a fait don de la vie », tandis que les cloches sonnent à grande volée et qu’une dizaine de moines frappent des simandres5, créant un tel remue-ménage qu’il est presque impossible d’entendre les chants. Une fois cette première explosion de joie calmée, après les treize Χριστός Ανέστη… qui commencent tous les offices pendant la Semaine de Pâques, le diacre prononce la grande synaptie, puis on rentre en procession dans l’église en chantant le Canon de Pâques, composé par saint Jean Damascène : « Jour de la Résurrection, rayonnons de joie. C’est la Pâque, la Pâque du Seigneur, de la mort à la vie et de la terre au ciel, le Christ, notre Dieu, nous a fait passer… » Nombreux sont les fidèles et les moines qui connaissent par cœur cette admirable composition poétique, sommet de l’hymnographie byzantine, qui exprime l’essentiel de notre foi. À chaque ode, un prêtre encense l’assistance, en lui adressant la salutation pascale : « Le Christ est ressuscité ! » et tous de répondre, en couvrant les chants : « Il est vraiment ressuscité ! » Au moment des Laudes, on dégage le chœur de droite, et les prêtres sortent du sanctuaire pour le Baiser pascal. L’higoumène se tient sur le trône, l’évangile à la main, le second prêtre présente l’icône de la Résurrection, et les autres prêtres des croix, et les frères viennent alors, l’un après l’autre, en ordre hiérarchique, pour les vénérer et recevoir des prêtres la salutation pascale ; puis ils s’échangent le Baiser de paix, dans un joyeux brouhaha, tandis que le chœur chante les stichères de Pâques. Alors que « tout est rempli de lumière, le ciel, la terre, et même les enfers », dans l’église qui ruisselle de toutes parts de la lumière des cierges, les visages des moines, émaciés par le jeûne, resplendissent d’une joie qui n’est pas de ce monde, une joie paisible, qu’ils tirent précisément des jours et des nuits passés dans le jeûne dans l’attente de l’Époux. C’est dans cette joie pascale, qui jaillit du cœur purifié par l’ascèse, que l’Orthodoxie manifeste en ce jour toute sa force et sa profondeur, car elle est le témoin véridique de Celui qui a promis à ses disciples de recevoir en eux-mêmes sa joie, complète, joie que nul ne pourra leur ravir (Jn 16, 22 ; 17, 13).
Après le Baiser de paix, l’higoumène lit l’Homélie catéchétique sur la sainte Pâque de saint Jean Chrysostome6, si populaire qu’elle a été adoptée comme partie intégrante de l’office de Pâques. Le saint y invite tous les chrétiens à se réjouir dans la lumière de la Résurrection, ceux qui ont jeûné pendant le Carême et ceux qui n’ont pas jeûné, les vertueux et les pécheurs, le dernier comme le premier : « Que nul ne se lamente sur ses fautes, car le pardon s’est levé du tombeau. Que nul ne craigne la mort, car la mort du Sauveur nous a libérés… » Et quand l’higoumène parvient à ces paroles : « Il a dépouillé l’enfer… et Il l’a rempli d’amertume… », qu’il répète à trois reprises, tous les membres de l’assemblée les reprennent d’un seul cri guerrier, en élevant leur cierge pascal. On commence ensuite la Divine Liturgie, qui est célébrée rapidement et culmine par la sainte communion. Après la Liturgie, on entre en chantant au réfectoire, où une table, évoquant par son abondance le festin du Royaume des cieux qui nous a été ouvert par la Résurrection, est offerte à tous. Évidemment, pour nombre de pèlerins, il est un peu perturbant de manger du poisson à sept heure du matin ! Mais les moines, qui ont jeûné strictement pendant toute cette semaine, trouvent en ce repas une consolation de leurs efforts. Au moment où l’higoumène frappe, comme de coutume, la cloche pour donner le signal de boire un verre de vin, on peut commencer à s’offrir mutuellement l’œuf de Pâques qui est disposé devant son assiette en prononçant la salutation pascale. Nombreux sont alors, jeunes et moins jeunes, qui se lèvent de leur place ― chose tout à fait déplacée dans un monastère en temps ordinaire ― pour aller prendre la bénédiction de l’higoumène en frappant leur œuf contre le sien, créant un grand tumulte, tandis que, de l’ambon, le lecteur continue imperturbablement la lecture de l’homélie patristique sur Pâques. À l’issue du repas, au lieu de l’office de l’Élévation de la Panaghia, habituel les jours de fêtes, on élève à trois reprises un pain, nommé Agneau pascal, et on le présente à baiser à tous les assistants qu’un moine encense, tandis que le chœur chante l’Hirmos de la Neuvième Ode du Canon : « Resplendis de lumière, Nouvelle Jérusalem… », puis on retourne dans l’église pour un court office d’intercession en faveur du monastère et de ses habitants, et pour chanter les vœux de longues années (polychronion) à l’higoumène. Enfin, celui-ci distribue à chacun un œuf et un biscuit, et l’on retourne en cellule, après une vigile qui a duré environ neuf heures.
Dans l’après-midi, et pendant presque toute la semaine du Renouveau, quiconque peut aller librement sonner les cloches à tout moment, si bien qu’on entend constamment leur carillonnement. C’est l’occasion pour les novices et les jeunes amis du monastère de s’entraîner, car en temps ordinaire cette fonction est réservée à un moine déterminé, pour annoncer les offices de fêtes au moment requis par le typikon. Les moines, certains pour la première fois depuis le début du Carême, peuvent alors sortir pour une promenade dans la nature, qui participe en ce jour à la joie de la Résurrection. Le soleil resplendit, salué par de multitudes d’oiseaux, et les fleurs de toutes sortes constellent les environs du monastère.
Aux « Vêpres de la Charité », certains des prêtres qui ont participé à l’entrée se répartissent de part et d’autre de l’église, jusqu’au fond de la nef, pour lire, en différentes langues, le récit de l’apparition du Seigneur ressuscité aux Disciples (Jn 20, 19-25). À Simonos Pétra, après la lecture en grec de la première des trois parties de cette péricope par l’higoumène, un prêtre, accompagné du chœur, chante, sur une mélodie qui semble sortie du fond des âges, la paraphrase en grec archaïque (homérique), réalisée par saint Nicodème l’Hagiorite. Ensuite, les autres prêtres lisent en hébreu, latin, slavon, serbe, anglais, français, allemand, albanais ou autres langues, et le diacre, ayant achevé la série du fond de l’église, on sonne une volée de cloches, comme pour diffuser dans le monde entier, à toutes les nations et toutes les langues, cette Bonne Nouvelle de la Résurrection. À la fin des Vêpres, on fait de nouveau le rite du Baiser pascal, comme le matin, puis on se rend au réfectoire pour le repas.
Le lendemain, Lundi du Renouveau ― ou dans certains monastères le Mardi ―, après l’office des matines pascales, célébré de manière identique pendant toute la semaine et qui dure une heure de moins que l’office ordinaire, on célèbre la Divine Liturgie, concélébrée comme la veille, puis on forme une grande procession vers les abords du monastère, avec les étendards, les icônes, les saintes reliques et une icône miraculeuse de la Très Sainte Mère de Dieu7. Après avoir fait des haltes, avec des prières appropriées, aux endroits les plus notables du monastère, on célèbre dans la nature l’office de la Petite Bénédiction des Eaux, avec les tropaires de Pâques, et sur le chemin du retour un prêtre asperge la nature, pour faire participer ainsi la création sensible à la gloire de la Résurrection du Christ.
Parvenu au terme de cette actualisation annuelle du Mystère de la Rédemption, pendant la Semaine du Renouveau, le moine athonite ne ressent pas le rassasiement des mondains après leurs banquets. Car pour celui qui a été baptisé dans le Christ et qui, en recevant le saint Habit angélique, a revêtu le Christ, les commémoraisons liturgiques de toutes les étapes du ministère terrestre du Sauveur sont comme autant de mystères dont il ne parviendra jamais à épuiser la richesse. Suivant les recommandations de saint Grégoire le Théologien, il désire passer par tous les « âges » du Christ et accomplir mystiquement tous ses mystères :
Goûte au fiel, pour corriger le goût (d’Adam). Sois abreuvé de vinaigre, recherche les crachats, reçois les soufflets, les coups ; sois couronné d’épines : l’amertume de la vie selon Dieu. Revêts le manteau de pourpre, reçois le roseau, que ceux qui se moquent de la vérité se prosternent devant toi. Et finalement, sois crucifié avec Lui, meurs avec Lui, sois enseveli avec lui de bon gré, afin de ressusciter, d’être glorifié et de régner avec Lui, voyant Dieu, tel qu’Il est, et étant vu de Dieu…8
Pour le combattant spirituel, qui s’efforce de mettre quotidiennement à mort les passions du vieil homme qui gît en lui, pour faire ressusciter l’Homme Nouveau dans l’abondance des vertus, la succession des fêtes au cours de l’année est comme le développement diachronique d’une réalité spirituelle permanente. Chaque jour, il célèbre à la fois Vendredi Saint et Pâques, par sa mortification et sa résurrection intérieures9. Et, pendant cette Semaine du Renouveau, dite « Semaine des sept dimanches », alors que l’office de Pâques est invariablement répété, il a l’impression que, dans le Christ ressuscité, le temps est désormais dépassé, et que l’on est déjà parvenu, ici-bas, au Jour sans soir du Royaume.
Si c’est ainsi que tu célèbres les fêtes, affirme saint Syméon le Nouveau Théologien, toute ta vie ne sera qu’une fête ; non pas une fête, mais une occasion de fête et une Pâque unique, le passage et la migration du monde sensible au monde intelligible, là où toute ombre, toute figure et tout symbole d’à présent prennent fin et où nous jouirons éternellement, en toute pureté, purs nous-mêmes, de la victime très pure… vivant avec le Christ et régnant avec le Christ, à qui conviennent toute gloire, honneur et adoration, ainsi qu’au Père et à son Esprit très saint et vivifiant, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles sans fin10.
Hiéromoine Macaire de Simonos Pétra
Le hiéromoine Macaire, du monastère de Simonos Pétra (Mont-Athos), est l’auteur du Synaxaire français en six volume, ainsi que d’une étude sur le Triode : Mystagogie du Grand-Carême, essai de théologie du temps liturgique, aux éditions Apostolia.
- Cette évolution a été retracée par Gabriel Bertonière, The Historical Development of the Easter Vigil and Related Services in the Greek Church, Rome 1972. ↩︎
- L’Assemblée ou Synaxe des Anciens est le conseil qui administre le monastère avec l’higoumène. ↩︎
- PG 43, 437. ↩︎
- Les premiers témoignages sur cette cérémonie remontent au XIe siècle. ↩︎
- Ou talanton. Pièce de bois qu’on frappe avec un maillet pour annoncer les offices, et qui rappelle Noé frappant sur le bois pour rassembler les animaux dans l’arche. ↩︎
- PG 59, 721. ↩︎
- À Karyès, la capitale de la Sainte Montagne, cette procession a lieu avec l’icône de la Mère de Dieu, « Axion Estin », l’icône la plus illustre du Mont Athos, qui se trouve normalement dans le sanctuaire du Protaton, l’église centrale de l’Athos. Selon un rituel très précis, la procession passe dans les maisons des représentants de tous les monastères, puis dans tous les Kellia de la Skite de Karyès, si bien qu’elle dure presque toute la journée. ↩︎
- S. Grégoire le Théologien, Discours 38 sur la Théophanie, 18, PG 36, 332. ↩︎
- S. Théodore Stoudite, Petite Catéchèse 57, éd. Auvray p. 236. ↩︎
- S. Syméon le Nouveau Théologien, Discours éthique, 15, 281-293, SC 129, 442. ↩︎
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