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Les chrétiens et le blasphème (3) : « Quand on vous outragera… »

Photo : Jens Rost

Lorsque le monde a découvert la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris 2024, diverses réactions se sont fait jour. L’idée de mettre en valeur les décors spectaculaires de Paris a su plaire, tout comme, par la suite, l’utilisation des hauts lieux culturels de la capitale pour certaines épreuves, qui a quelque peu révolutionné l’approche de l’organisation des Jeux. En revanche, un élément en particulier a soulevé les protestations d’une partie significative des téléspectateurs, à savoir un des nombreux tableaux qui composaient la scénographie de la cérémonie, dans lequel beaucoup ont vu une reprise parodique de la Cène, que ce soit l’événement raconté dans les Évangiles ou le tableau de Léonard de Vinci.

Dans un contexte très politisé, comme l’annonçaient eux-mêmes les organisateurs peu avant le début des jeux, la reprise de cette image biblique avec des drag queens et autres militants LGBT comme figurants a provoqué une onde de protestation à travers la planète, qui s’est répandue même au-delà du monde chrétien, puisque même des chefs religieux musulmans ont signalé leur désaccord. Chez les chrétiens, les réactions hostiles sont allées de communiqués polis mais fermes faisant état d’une « blessure », émanant d’organismes hiérarchiques, à des prises de position parfois outrancières, appelant peu ou prou à la révolte.

On notera en particulier un éditorial sur un site orthodoxe anglophone, qui, tirant la conclusion que cette représentation détournée était « une gifle à tous les chrétiens », appelait à ne pas se laisser faire. Que le Christ ait précisément, dans le cas d’une gifle, commandé de « tendre l’autre joue », n’effleurait apparemment pas l’auteur de ces malheureuses lignes. Si dans l’Église s’est développée une pensée sur le pacifisme qui n’exclut pas de prendre les armes pour défendre ceux qu’une agression met en danger, il serait assez périlleux de faire dire aux paroles même du Christ autre chose que ce qu’elles disent. C’était pourtant, visiblement, le choix d’un site orthodoxe. On pourrait être en droit de souligner que se victimiser ainsi peut ouvrir la voie à des attitudes bien plus radicales… On pourrait être en droit d’appeler les chrétiens à se penser autrement que comme un groupe défini par une identité qui aurait des droits spéciaux dans l’espace public.

Pourtant, si cet excès semble facile à identifier, il serait hâtif de considérer que toute position qui irait en sens inverse est raisonnable. Deux positions opposées peuvent être excessives ou erronées à des titres différents ; il nous a semblé que, dans le débat qui a suivi, il y a aussi eu des erreurs « de l’autre côté ». Si presque personne ne conteste plus que la Cène ait bien été reprise et subvertie lors de cette cérémonie d’ouverture (on rappellera que des participants ont eux-mêmes affirmé que c’était le cas, et le CIO a ensuite commis un texte d’excuses qui admettait cette lecture), certains soutiennent que cette subversion d’un épisode de la plus haute importance pour le christianisme est inoffensive, voire positive, et marquerait une forme d’intérêt, d’attirance, pour l’histoire du Salut telle que la racontent les chrétiens.

Il faut tout d’abord rappeler que la doctrine des Pères a toujours été d’appeler les chrétiens à considérer avec le plus grand respect le Christ et ses saints, et de bannir toute approche irrévérencieuse, considérée comme un moyen d’amoindrir la considération que le peuple a pour elles. Le Christ et la Vierge sont représentés sur les icônes avec l’apparat des empereurs, nos offices appellent sans cesse à se prosterner devant eux ; on voit sur les fresques de la descente de la Croix les femmes myrophores ne manipuler le corps du Christ qu’à travers le tissu de leur vêtement, par peur de le toucher (c’est même ce que dit l’un des textes les plus fameux du Vendredi saint, l’automèle des apostiches aux Vêpres « Lorsque du bois l’Arimathéen Te descendit mort »). Plus récemment, des observateurs ont souligné le rôle qu’une tradition plus hiératique peut jouer dans l’attrait de beaucoup de déçus du protestantisme en Amérique, qui s’éloignent d’une pratique dans laquelle il est courant de se représenter Jésus comme une sorte d’ami proche, dans une relation purement horizontale. On pourrait multiplier les exemples, et les appels des Pères, parfois même très sévères, à bannir toute forme de « manque de respect » à Dieu et ses saints : à tout le moins, c’est l’attitude qu’il convient d’adopter pour un chrétien.

On peut répondre à cela qu’il serait plutôt question ici d’accepter, venant de gens qui ne sont pas chrétiens, un rapport aux choses saintes qui ne passe pas par les signes de déférence auxquels les chrétiens sont quant à eux tenus. On a même vu certains textes supposer que figurer dans une parodie de la Cène est une manière pour des activistes LGBT ou apparentés de « s’inclure » à des représentations traditionnelles chrétiennes dans lesquelles ils ne sont pas acceptés d’ordinaire. Au fond, il ne s’agit peut-être que d’un malentendu sur les intentions derrière cette représentation.

Qu’il nous soit permis d’être moins hésitant ici. Il convient de rappeler quelques éléments : au-delà de l’engagement idéologique connu de certains des responsables de cette cérémonie d’ouverture, la caricature a toujours été un moyen de s’en prendre aux chrétiens, et au christianisme. Des banquets de Vendredi saint organisés par des libres-penseurs au XIXe siècle aux dessins scatophiles ou sexuels de Charlie Hebdo, en passant par la féroce satire de la propagande des premières années du régime soviétique, parodier, c’est associer une image traditionnelle du christianisme à des éléments dont on sait qu’ils sont contraires à son éthique ou à sa foi.

Ce n’est pas renier les commandements du Christ que d’affirmer que certaines personnes posent sciemment un acte dont ils pensent qu’il est une atteinte au Christ et à ses fidèles, d’une manière ou d’une autre. Peu importe en cela, d’ailleurs, que, pour nous chrétiens, le Christ soit hors d’atteinte, et qu’Il n’ait pas besoin de nos petits bras pour se défendre, alors qu’Il a choisi de ne pas appeler ses légions d’anges à son secours lorsqu’Il a été mis en croix. Lorsque le Christ nous dit d’aimer nos ennemis, Il ne nous dit pas : « N’ayez pas d’ennemis ». C’est justement parce que le chrétien est censé être capable de reconnaître son ennemi (ici, son ennemi en tant que chrétien) qu’il peut prier pour lui, l’aimer, et offrir les souffrances qu’il endure au Christ. Le Christ Lui-même l’a dit : après avoir parlé à la troisième personne de huit types de « bienheureux », dans l’Évangile de Matthieu, il s’adresse à la deuxième personne à ses disciples et leur affirme que des gens s’en prendront à eux spécifiquement « à cause de moi ». Le Christ a des ennemis, le chrétien a des ennemis qui en ont après son appartenance au Christ. L’humanité est ainsi faite, aucun commandement n’indique qu’il faut s’en cacher.

Or, la conscience de la juste position face au blasphème existe depuis les premiers temps du christianisme. On considère que la première représentation graphique de la Croix est peut-être le graffiti d’Alexamenos : une croix grossièrement taillée dans la pierre, sur laquelle est suspendu… un âne. À côté, une moquerie contre un homme nommé Alexamenos, chrétien dont les auteurs du graffiti ne comprennent pas l’allégeance à un Dieu si faible que des hommes le tuent. Du Charlie Hebdo avec quelques siècles d’avance. Or, que fit Alexamenos ? Si on en croit le graffiti qui figure dans la pièce attenante, il répondit : non pas en injuriant les dieux païens de ses détracteurs, ni en leur promettant de leur tomber dessus à la première occasion ; mais en affirmant qu’il était bien un « fidèle » de ce Dieu si étrange. Ni menaces ni récriminations d’une fierté blessée, mais la tranquille affirmation de sa foi en un Dieu qui nous a prévenus que nous devrions parfois bien nous accrocher.

La juste réponse, nous semble-t-il, à ceux qui pensent nous atteindre en se moquant du Christ et des saints, n’est pas de prétendre qu’il n’y a pas d’intention mauvaise. Elle consisterait plutôt à en profiter pour affirmer, avec humilité et sans artifice, que nous croyons en Dieu, que nous lui vouons un respect infini, et que nous sommes prêts à l’assumer dans l’espace public, en espérant être capables de le faire même lorsque ce sera au prix de notre vie. Voilà pourquoi l’appel de l’archevêque catholique-romain de Paris de l’époque, André Vingt-Trois, à prier devant le théâtre où se déroulait, en 2011, une pièce anti-chrétienne, nous semblait être la bonne solution : elle ne s’occupe pas de venger l’honneur de Dieu, mais permet de manifester, en même temps que le pacifisme chrétien, la grandeur de notre foi et de l’amour divin qui nous l’inspire.

Pourquoi les chrétiens se sont-ils sentis visés par cette Cène parodique ? Probablement parce qu’ils l’étaient. Certains n’auraient pas réagi comme ils l’ont fait s’il s’était agi d’une énième provocation anti-chrétienne venant d’un camp politique ou militant connu pour son mépris du christianisme et de ses symboles – il s’en produit d’ailleurs à la pelle partout en Occident… Mais dans une cérémonie organisée par une instance internationale dont le but proclamé est de rassembler au-delà de toute appartenance politique, religieuse ou autre, le contrat ne nous semble pas rempli : parodier la Cène en guise de subversion du discours identitaire auquel trop de Français seraient attachés, n’était-ce pas adresser un message de mépris, sinon d’hostilité, aux chrétiens ? Leur dire, quand ils se récrient, que c’est eux qui créent de la division, c’était doubler la mise. Il ne sert à rien de trop s’agiter : le Christ « a vaincu le monde ». Mais demander aux chrétiens de ne pas voir ce qu’ils voient, voilà une chose que le Christ n’a jamais faite.

Nicolas Vodé est éditeur au sein d’une maison d’édition chrétienne. Il est lecteur et chantre dans une paroisse parisienne.

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