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Une théologienne orthodoxe oubliée : Myrrha Lot-Borodine et la théologie mystique de la déification

Quatre femmes ont été particulièrement remarquables dans les cercles théologiques orthodoxes en Europe occidentale avant la Seconde Guerre mondiale. Mère Maria (Sainte Marie de Paris) (1891-1945) est bien connue, surtout depuis sa canonisation en 2004, pour son dévouement à aider les démunis dans le Paris d’entre-deux-guerres et les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que pour ses articles toujours stimulants, parfois provocants, sur des sujets spirituels et théologiques. Julia Reitlinger (Sœur Joanna) (1898-1988) était une iconographe qui écrivait sa théologie en couleur. Elle était une disciple spirituelle du père Serge Boulgakov et, après son retour en Union soviétique en 1955, du père Alexandre Men. Nadejda Gorodetski (1901-1985) était active dans la communauté orthodoxe russe à Paris à la fin des années 1920 et au début des années 1930. Elle déménagea en Angleterre en 1934 et enseigna à l’université de Liverpool. Elle est surtout connue pour ses études qui font encore autorité : The Humiliated Christ in Modern Russian Thought (Le Christ humilié dans la pensée russe moderne) (1938) et Saint Tikhon of Zadonsk: Inspirer of Dostoevsky (Saint Tikhon de Zadonsk : Inspirateur de Dostoïevski) (1951). Myrrha Lot-Borodine (1882-1957) est venue en France pour des études en 1906. Elle a obtenu son doctorat en études médiévales en 1909 et a épousé l’historien médiéviste français Ferdinand Lot (1866-1952). Elle s’est spécialisée dans la littérature romantique médiévale (amour courtois), sur laquelle elle a publié six livres très appréciés, des traductions de littérature médiévale en français ainsi que de nombreux articles.

À partir de la fin des années 1920, Myrrha Lot-Borodine a activement participé aux cercles théologiques orthodoxes et œcuméniques, avec un intérêt particulier pour la théologie mystique et ascétique. Elle a contribué aux colloques théologiques œcuméniques organisés par Nicolas Berdiaev et a publié plus de trente articles, principalement en français, certains en russe et en allemand, sur la doctrine patristique de la déification, la Mystagogie de Maxime le Confesseur, Syméon le Nouveau Théologien, Nicolas Cabasilas, la théologie sacramentelle, la grâce, le don des larmes, l’aridité spirituelle, la béatitude et la doctrine de l’Immaculée Conception dans une perspective orthodoxe. Elle a traduit des œuvres de Syméon le Nouveau Théologien et la Mystagogie de Maxime le Confesseur en français et elle a édité une série de ses articles publiés sur Nicolas Cabasilas, publiés sous le titre Un Maître de la spiritualité byzantine au XIVe siècle : Nicolas Cabasilas (1958). Ses articles sur la déification, la grâce et la béatitude dans l’Orient chrétien ont été republiés sous forme de livre en 1970 : La Déification de l’homme selon la doctrine des Pères grecs.

Les écrits de Myrrha Lot-Borodine et sa participation aux forums théologiques dans les années 1930 et après la Seconde Guerre mondiale ont eu un impact puissant sur les théologiens orthodoxes et catholiques, notamment les chefs de fil de la tendance néo-patristique en théologie orthodoxe et du mouvement de la nouvelle théologie catholique, devenue la théologie centrale du Concile Vatican II. Dans son introduction élogieuse à la réédition des essais de Myrrha Lot-Borodine sur la déification, le cardinal Jean Daniélou se souvient de leur forte influence sur lui :

« La lecture de ces articles fut pour moi décisive. Ils cristallisaient quelque chose que je cherchais, une vision de l’homme transfiguré par les énergies divines. Je ne sais si c’est à ces articles que je dois d’avoir orienté mes premières recherches vers théologie mystique de Grégoire de Nysse. Mais je sais que ce livre est pénétré de l’influence de Myrrha Lot-Borodine. »

(Daniélou fait allusion à son étude devenue classique Platonisme et théologie mystique. Essai sur la doctrine spirituelle de saint Grégoire de Nysse, paru la même année que La Théologie mystique de l’Église orthodoxe de Vladimir Lossky [1944]).

Les intérêts académiques de Myrrha Lot-Borodine englobaient deux mondes culturels et spirituels distincts, la littérature courtoise médiévale et la théologie mystique et ascétique patristique. Pour elle, ces deux sphères étaient unies par l’amour : l’amour divin comme source et inspiration de l’amour humain, cherchant à atteindre les plus hautes aspirations de l’humanité, l’unité avec le divin et l’infini, la déification. Elle n’a pas produit d’œuvre écrite unissant ces deux sphères mais, peu de temps après sa mort, une collection de ses essais sur l’amour courtois et la quête mystique médiévale, en particulier la légende du Saint Graal, a été publiée sous le titre De l’amour profane à l’amour sacré.

Myrrha Lot-Borodine était sans aucun doute un écrivain théologiques orthodoxe des plus influents de sa génération et elle devrait légitimement être considérée comme l’une des pionnières de la théologie néo-patristique, aux côtés de Georges Florovsky et Vladimir Lossky. Pourtant, à l’exception de Michel Stavrou et du père Andrew Louth qui ont écrit à son sujet à plusieurs reprises, elle est largement ignorée dans l’orthodoxie. Pourquoi ? Nous ne pouvons que spéculer. Parce que, étant venue à Paris en 1906, elle n’était pas membre de la première vague d’émigrants russes fuyant la révolution et la guerre civile, et est ainsi restée quelque peu en marge des cercles orthodoxes russes d’entre-deux-guerres et d’après-guerre en France ? Parce qu’elle a épousé un Français et était bien établie dans la vie académique et sociale française ? Parce qu’elle est restée en dehors de l’Église orthodoxe jusqu’à la fin des années 1920 ? Parce que ni son mari agnostique ni aucune de ses trois filles n’étaient orthodoxes ? Parce qu’elle était très connue et respectée dans les cercles théologiques catholiques ? Parce qu’elle était une femme dans un monde d’hommes ? Parce que ses intérêts et son orientation théologiques étaient plus proches de ceux de Florovsky et Lossky que de Serge Boulgakov et de l’Institut Saint-Serge ? Parce qu’elle était souvent très sévère à l’égard de ses co-religionnaires russes orthodoxes qui lui paraissaient plus intéressés par le nationalisme et la vie facile que par l’orthodoxie ? C’est probablement une combinaison de plusieurs facteurs qui expliquent le manque de reconnaissance de ses compatriotes orthodoxes et le délaissement ultérieur.

Une récente biographie de Myrrha Lot-Borodine (en russe) par Sœur Teresa Obolevitch pourrait contribuer à accroître sa visibilité dans l’orthodoxie contemporaine. Une traduction anglaise est en cours. Et en français ? La théologie de Myrrha Lot-Borodine reste à étudier en profondeur, ainsi que son influence sur le développement de la théologie catholique et orthodoxe. Elle a été pionnière d’une approche patristique de la théologie dès le début des années 1930, à une époque où Georges Florovsky formulait encore son projet néo-patristique et Vladimir Lossky luttait contre la sophiologie de Boulgakov. Dans ses articles sur la déification de 1932-1933, Lot-Borodine fait référence à la « théologie mystique », expression que Lossky a ensuite incorporée dans le titre de son livre classique. En effet, le schéma de La Théologie mystique de l’Église orthodoxe est basé sur la doctrine de la déification (théosis), sur laquelle Lot-Borodine avait écrit avec tant d’éloquence une douzaine d’années plus tôt. Lossky (qui reconnaît peu ses sources modernes) fait référence dans La Théologie mystique à l’article de Myrrha Lot-Borodine sur le don des larmes, mais il ne mentionne pas ses articles bien plus importants sur la déification.

Il est temps que Myrrha Lot-Borodine soit correctement reconnue comme une grande théologienne orthodoxe des temps modernes.

Paul Ladouceur

Paul Ladouceur enseigne à l’Orthodox School of Theology du Trinity College (Université de Toronto) et à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval (Québec).  Il a publié des traductions françaises d’écrits de Sainte Marie de Paris (Sainte Marie de Paris, Le Jour du Saint Esprit, Paris, éd. du Cerf, 2011), et du Père Lev Gillet (Lev Gillet, Le Pasteur de nos âmes, Paris, YMCA Press/De Guibert, 2008).  

Source : https://publicorthodoxy.org/2023/06/13/forgotten-orthodox-woman-theologian/

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